mardi 28 janvier 2020

Rachel Muyal, l’égérie du Tanger littéraire vient de nous quitter. Vendredi dernier, elle rendait un bel hommage à Lotfi Akalay à la Mendoubia.
Elle vient de le rejoindre.
Reposez en paix chère Rachel Muyal.

tanger-experience - le web magazine de Tanger - Hommage à Rachel Muyal

La dernière fois que je vous ai rencontrée c’était à la Légation Américaine de Tanger en novembre dernier. Vous m’aviez chaleureusement remercié pour l’article que j’avais fait sur votre livre  « Rachel Muyal, La mémoire d’une tangéroise » que j’avais lu avec un grand plaisir, l’été dernier.

La meilleure façon de vous rendre hommage est de publier à nouveau cet article et de recommander à toutes celles et ceux qui vous aiment et qui vous apprécient de se procurer votre ouvrage et de se replonger dans votre belle histoire de la vie littéraire de Tanger et de cette Cité du Détroit que vous aimiez tant.

Paul Brichet

En hommage à Rachel Muyal.

Cet été, j’ai lu avec plaisir le livre témoignage de Dominic Rousseau sur le parcours Tangérois et littéraire de Rachel Muyal intitulé « La mémoire d’une tangéroise ». Au delà des croisements de Rachel dans les nombreuses manifestations et vernissages de la Cité du Détroit, je connaissais très peu le parcours de cette authentique tangéroise qui fut, pendant 25 ans à la tête de la célèbre librairie des Colonnes et l’ambassadrice du Tanger littéraire.

Rachel Muyal ambassadrice de Tanger
Rachel Muyal ambassadrice de Tanger dans la librairie des Colonnes

Ce livre est presque écrit à deux mains par la plume de l’écrivain Dominic Rousseau et la narration des souvenirs, des commentaires et des anecdotes dont Rachel émaille leurs échanges et l’histoire de sa vie.

Rachel Muyal nous offre un large focus sur Tanger, le Tanger d’antan cosy, cossu et particulièrement le Tanger littéraire et culturel « très jet set » bien différent de la réalité crue du Tanger de la misère en médina, des dockers du port, des quartiers pauvres, de la drogue et du reste…

rachel Muyal a l'âge de 3 ans
Rachel Muyal a l’âge de 3 ans

Née en 1933, quelques jours après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, Rachel passera presque toute sa vie à Tanger et dans les mêmes quartiers, du Marshan au boulevard Pasteur où elle réside encore.

Orpheline de mère à deux ans et demi elle fut élevée avec ses frères par son oncle Samuel et sa tante Messody dans une culture israélo-hispanique très marquée par le contexte international de Tanger.

Un parcours éclectique et multiculturel va façonner Rachel et la préparer à ses 25 années à la tête de la librairie des Colonnes, créée en 1949.

Son appétit de jeunesse pour les connaissances et la littérature la prédestinait déjà à cette mission d’ambassadrice littéraire et culturelle de Tanger et de Tanger tout court, sa ville de coeur.

Au début des années 70, elle prend la gérance de la librairie après les soeurs Gérofi. Avec de la prudence, du bon sens, de l’énergie et de la créativité elle redressera les Colonnes qui étaient assez mal en point à cette époque.

Son expérience de sept ans au sein de la société américaine RCA Global Communication, « les grandes oreilles américaines » en charge de la gestion sociale des employés sera certainement un atout majeur pour la suite de son parcours en terme d’organisation et de relations avec les autorités.

Aux commandes des Colonnes, elle va gérer au plus fin et surtout inventer à Tanger les fameuses « signatures d’auteur » qui vont propulser l’historique lieu dans l’actualité littéraire et culturelle du moment. Ces événements seront un véritable coup de projecteur mis sur la librairie et un phare vers lequel le tout Tanger va se diriger par appétence littéraire ou pour le plaisir d’être dans le « move » de la bonne société de la ville.

rachel-librairie des colonnes 1986
Rachel Muyal à la Librairie des Colonnes en 1986

Le monde littéraire et culturel, la société lettrée et business de Tanger, les personnalités artistiques et culturelles de passage seront les ingrédients du succès des Colonnes pendant 25 ans. Rachel saura rassembler avec intelligence, discrétion et efficacité tout ces mondes qui feront le succès des Colonnes. Rachel est également la formidable « marketing woman » de la « Tanger Connexion ».

La première « signature » du genre où elle accueillit Martha Ruspoli, une descendante du marquis de la Fayette pour son livre « L’épervier divin », fut une grande réussite. La machine allait connaitre un succès plus grand puisque les cercles diplomatiques, de pouvoirs et scientifiques s’y intéresseront et feront pour certains des passages remarqués. Des noms tels que Driss Chraïbi, Hubert Reeves, éminent astrophysicien, Gilles Kepel, Dominique Pons, Tahar Ben Jelloul, Paul Bowles et sa cour, pour ne citer que ceux-là, vont forger la mémoire des années littéraires de Rachel Muyal. D’autres comme les écrivains Mohammed Choukri, Jean Genet et Juan Goytisolo feront des Colonnes un autre tremplin.

Fort de ce passé, la Dame des Colonnes n’hésite pas, aujourd’hui, à prendre la parole publiquement pour parler de la diversité culturelle de Tanger, de l’amour et de l’intérêt qu’elle porte pour sa ville depuis si longtemps. Plus qu’un roman de vie, «Rachel Muyal. La mémoire d’une Tangéroise », est la restitution d’une trace indélébile de l’histoire du Tanger plurielle.

Témoignages…

Le livre de Rachel MuyalJ’ai posé la question à une cinquantaine de personnalités tangéroises :

Avez-vous lu le livre Rachel Muyal « La mémoire d’une Tangéroise » et que vous inspire Rachel ?

La plus part ont aimablement répondu, certains ne se sont pas mouillés et d’autres ont carrément botté en touche!

Dans l’ensemble Rachel ne laisse pas indifférent, elle interpelle allégrement son public. Ils sont nombreux à saluer l’ambassadrice de l’activité littéraire de Tanger pour sa longue carrière aux Colonnes. Son dynamisme permanent, son omniprésence dans la société tangéroise et son élégance classique sont également pointés… Il faut noter aussi que Rachel fait partie avec Mrabet peut être des derniers grands témoins de cette belle époque culturelle dont il faut se souvenir sans rabâcher car il se passe bien d’autres choses à Tanger aujourd’hui…

Quelques témoignages:

« C’est un personnage de Tanger et elle fait partie de notre ville »

« Dominic Rousseau a su rendre la vivacité de cette Tangéroise exemplaire »

« On aimerait savoir ce qui l’a vraiment marqué sur un plan littéraire… »

« Cette femme m’a toujours inspiré, je la vois depuis que je suis tout petit… »

« J’adore son infatigable curiosité et last but not least, j’adore son élégance, son apparence. Elle est une des VIP dans notre ville… »

« Une vie passée à traverser le boulevard pour aller de son appartement à la librairie… »

« Pétillante, toujours souriante et gentille. »

« Oui c’est intéressant sur le Tanger d’avant…! Surtout elle est encore le témoin vivant de cette époque… »

« Ce livre flatte beaucoup son ego, un peu exagéré parfois. Mais Il faut reconnaître que c’est quand même une fameuse personnalité qui a vécu dans ce Tanger multiculturel des choses assez incroyables. La dame d’une époque dont elle a su tirer avec intelligence une vie palpitante… »

 « J’ai toujours été frappé par la douceur qu’elle dégage. »

« Comme beaucoup de gens elle fait la part belle aux gens « célèbres » qu’elle a rencontré. Sinon au début je trouvais qu’elle avait un côté « naphtaline sortie du placard » mais je dois reconnaître chez elle une grande curiosité pour tous les évènements culturels qui se déroulent à Tanger et vu son âge c’est très respectable ! »

« J’aime beaucoup ses anecdotes et je pense que c’est une des mémoires de Tanger. Elle est chiante mais je l’aime bien… »

« Rachel représentante une icône de la ville de Tanger. Elle a connu tellement de choses et le remémore si facilement c’est un bonheur de l’entendre »

« J’adore Rachel »

« Cette dame m’inspire du respect, mais je n’ai pas lu son livre »

« Rachel a eu deux immenses qualités : sans elle et son excellent sens du commerce et de l’entregent (plus que de la littérature), la librairie des Colonnes n’existerait plus depuis longtemps ; et en tant que juive marocaine, elle est restée ce qu’elle est, d’où elle est, avec fierté et dignité, et n’est pas allée occuper un peuple qui ne lui avait rien demandé… Les deux méritent énormément de respect !

« Je n’ai pas lu son livre mais je peux dire qu’elle est une référence pour tous ceux qui veulent découvrir l’histoire de Tanger et comme elle, aimer profondément cette ville »
« Non je n’ai pas lu le livre. Je n’ai jamais parlé avec elle non plus. Je la connais juste de vue… »
 
Très peu ont lu son bouquin. Il reste donc un gros effort de promotion à faire auquel je suis heureux de contribuer…Appel à tous les libraires de Tanger pour mettre en avant le bouquin de Rachel!

Paul Brichet

A propos de Dominic Rousseau

dominic-rousseauEn juillet 2015, Dominic Rousseau a cessé sa fonction d’instituteur pour se consacrer entièrement à ses activités d’écrivain. Il a publié des livres d’histoire en 2008 et 2013, dont une biographie de Jacques Roux, chef de file des Enragés à Paris pendant la Révolution française, intitulée « Le Curé Rouge ».
Actuellement, Dominic Rousseau partage sa vie entre la France et le Maroc. Il a publié en 2015 à Tanger un livre qui porte sur sa rencontre en 1995 avec le grand écrivain américain Paul Bowles. Il prépare l’édition d’un ouvrage consacré à la présence des hippies au Maroc au début des années 70, qui sortira en début 2019.
Il rédige en ce moment un livre d’entretiens qui porte sur le passé artistique et littéraire de Tanger et se consacre à une recherche sur le Bordeaux libertaire à la fin des années 60. Il partage sa vie entre Bordeaux et Essaouira.



from LE web magazine de Tanger - tanger-experience.com https://ift.tt/2O5SkMF

dimanche 26 janvier 2020

Lors de la cérémonie organisée par l’association Alboughaz pour Lotfi Akalay, le 24 janvier dernier à Tanger, Christine Keyeux, son amie d’enfance qui l’a connu sur les banc de la maternelle, lui rend un affectueux hommage…



from LE web magazine de Tanger - tanger-experience.com https://ift.tt/30SoOz8

mardi 21 janvier 2020

Le 24 janvier l’association Alboughaz rendra hommage à Lotfi Akalay, disparu le 18 décembre dernier. Voici la lettre d’invitation de Rachid Taferssiti.

tanger-experience - le web magazine de Tanger - Décès de Lotfi Akalay

Chères amies, chers amis.

Avec mes amis d’Alboughaz nous organisons un hommage à notre ami Lotfi Akalay, qui nous a quittés le 18 décembre pour un monde sans doute meilleur.

Ce Tangérois passionné, ce marocain d’exception, ce citoyen du monde, membre d’honneur de l’association Al Boughaz, a su décrire avec tellement de justesse la société marocaine.

Vendredi 24 janvier à la Mendoubia, à Tanger, à 18h00.

J’espère que nous saurons nous retrouver ensemble à cette occasion pour honorer sa mémoire.

Tangéroisement.

Rachid Taferssiti

tanger-experience - le web magazine de Tanger - Hommage à Lotfi Akalay

 

tanger-experience - le web magazine de Tanger - Hommage à Lotfi Akalay



from LE web magazine de Tanger - tanger-experience.com https://ift.tt/37eQL6F

samedi 18 janvier 2020

Stéphanie Gaou, je la connais depuis une quinzaine d’années. Nous sommes arrivés à Tanger à peu près en même temps. Elle y vit à temps complet et moi à temps partiel. Mais cela me suffit allégrement pour apprécier le travail étonnant, courageux, talentueux et formidable qu’elle a accompli depuis 10 ans avec ses « insolites ». Un grand bravo et un joyeux anniversaire aux insolites et à toute son équipe.

tanger-experience - le web magazine de Tanger - les insolites ont 10 ans
Stéphanie Gaou, fondatrice de la librairie les insolites à Tanger

J’entends souvent parler de Tanger, du Tanger d’avant qui était beaucoup mieux que celui d’aujourd’hui… En novembre dernier, j’étais à la présentation du livre « Tangier, From de Romans to the Rolling Stones » de Richard Hamilton à la Légation Américaine. Une personne pris la parole pour vanter le Tanger d’hier tanger-experience - le web magazine de Tanger - 10 ans des insolites à Tangeravec force admiration et grande nostalgie, faisant remarquer que celui d’aujourd’hui est bien pauvret. Ah Bowles, la Beat Generation, Genet, la librairie des Colonnes, Matisse, Delacroix… Oui, il y avait du bon mais aussi beaucoup de dégénérés, profiteurs qui venaient là pour la cam, le sexe, exploiter les marocains et avoir la vie facile… Eh bien moi, je ne suis pas d’accord avec cette vision, ni Stéphanie Gaou d’ailleurs, qui répondit à cette personne avec beaucoup de justesse et de calme en lui comptant tout ce qui se passait à Tanger depuis une quinzaine d’années. A cette époque, la ville sommeillait dans son passé suranné et en souffrance d’abandon. Normal ils étaient tous morts et enterrés sauf Mrabet, Rachel Muyal… et quelques autres dont les noms m’échappent. Dans les années 2000, il n’y avait pas grand chose en terme d’informations sur cette ville, ses activités économiques, sociales, artistiques. Pas de média locaux significatifs, ni de structures d’informations touristiques. A l’office du tourisme, boulevard Pasteur, je me revois questionnant un monsieur gentil caché et perdu derrière son guichet sans le moindre document ou message à m’offrir sur sa ville. C’est pour cette raison que j’ai créé tanger-experience, un modeste blog qui va parler de cette ville magique que je viens de découvrir et que j’ai envie de faire partager.

Aujourd’hui Tanger vit, se développe (peut-être trop sous certains aspects…), bouge, évolue, attire des talents, des expériences, des gens. Il y a cependant un va et vient important car Tanger est difficile, fluctuante, incertaine, mouvante mais passionnante, stimulante et douce à vivre sauf quand il pleut pendant huit jours en hiver… dixit Jour de silence à Tanger de Tahar Ben Jelloun.

Sans faire le panégyrique actuel de Tanger, juste quelques noms, faits, lieux ou manifestations pour montrer aux ronchons que le Tanger d’aujourd’hui est aussi vibratoire, sinon plus, que celui d’hier:

Lorin qui déroule son festival Tanjazz pendant 20 ans et monte sa compagnie de théâtre La Comédie de Tanger, l’écrivain et poète Guiguet Bologne qui créa la première maison d’hôtes à Tanger, Dar Nour, merveilleusement reprise et développée par Arfeuillère et Chaslot qui en font le spot incontournable de Tanger, Lotfi Akalay qui vient, malheureusement de nous quitter, et qui exprima si bien dans ses bouquins toute la malice de Tanger, la magie du Morocco Club de Vincent Coppée, le nouveau Minzah qui va retrouver ses étoiles, le renouveau de Villa de France, « Etre Ici », ses surprenants lieux patrimoniaux et ses artistes, Think Tanger de Hicham Bouzid et Amina Mourid, les Galeries d’Olivier et Intha Conil, la Cinémathèque de Tanger, le nouveau port de pêche, Tanger Med, le TGV, la formidable Claire Trichot et 100 % Mamans, la librairie des Colonnes qui est encore là, une corniche de 5 km avec vue sur la baie, la reconstruction de la villa de Burton Harris, le parc Perdicaris, Omar Mahfoudi, Icham Gardaf, Tahar Ben Jelloun, Yto Barrada, les bougies Rûmi, Silvia Coarelli qui tient à bout de bras mais qui tient le centre culturel Tabadoul, Tanja Marina Bay, le grand Rachid Tafersitti et son immense savoir de Tanger, Christophe Roussin de l’Institut Français de Tanger qui anime la salle Beckett, la galerie Delacroix et organise Le Printemps du livre et des arts de Tanger, Eric Valentin et le théâtre Darna, la généreuse et entreprenante Mounira Bouzid El Alami qui a créé le groupe social et solidaire Darna et tant d’autres qui font le Tanger d’aujourd’hui qui luit comme un phare juste en face de l’Europe.

Et parmi eux, il y a Stéphanie Gaou et la librairie/galerie les insolites qui a 10 ans cette année.

Paul Brichet
tanger-experience - le web magazine de Tanger - 10 ans des insolites à Tanger

Pour les 10 ans des insolites, j’ai rencontré Stéphanie Gaou pour lui poser quelques questions sur cette décennie « insolites » et vous faire partager, ses réponses, son histoire.

– Tu es originaire de Nice je crois, pourquoi Tanger et imaginais-tu créer une librairie en venant ici ?

tanger-experience - le web magazine de Tanger - 10 ans des insolites à TangerNon, je suis née à Cannes et j’ai fait mes études à l’université à Nice. J’avais déjà eu l’idée de créer une librairie/galerie très jeune quand j’ai fini mes études à Nice, mais je n’avais pas les moyens financiers, ni l’expérience requise pour réaliser mes « idées ». Je suis venue à Tanger la première fois en 2000 à l’occasion de vacances estivales. J’étais descendue chez Anne-Judith Van Loock à Asilah qui m’avait donné le désir de revenir, une femme dont je me suis toujours sentie très proche et que j’aime beaucoup. La première fois que je suis venue, j’avais bien aimé Tanger, sans plus. J’habitais encore la Côte d’Azur à l’époque, je trouvais la ville romanesque mais j’étais davantage attirée par l’Afrique Noire, le Sénégal entre autres. Et puis, je suis revenue en 2002, j’ai séjourné au Dar Nour, à l’époque propriété de Philippe Guiguet-Bologne. La maison était le savant mélange de l’intérieur d’un esthète, voyageur, amateur de littérature, j’ai tout de suite adoré. Par jeu, j’ai regardé les prix des maisons à acheter. J’ai aimé une maison au Marshan qui me plaisait beaucoup, mais elle était grande, peu accessible pour mon porte-monnaie. L’acheter n’avait de sens que si on faisait une activité à l’intérieur, j’ai donc repensé à mon projet de librairie/galerie et suis venue m’installer ici pour la rénover avec mon ex-mari. Finalement, cela ne s’est pas fait. Nous avons opté pour la « facilité » et mon ex-mari s’est lancé dans une activité de gestion de patrimoine. Mais j’avais toujours cette idée en tête. Un jour, il m’a parlé d’un local, rue Velazquez, le bailleur de fonds en demandait une fortune. J’ai décidé d’attendre. J’avais envie, mais je ne voulais pas me précipiter. Au bout de quelques mois, nous avons fini par tomber d’accord sur le prix. J’ai donc commencé ma vie de libraire en mai 2009, date de l’acquisition du local et quelques mois  plus tard, ai pu me jeter dans cette belle histoire, en janvier 2010.

 

– Comment l’idée des insolites s’est construite et pourquoi ce nom ?

Une idée prend du temps à mûrir dans un cerveau comme le mien. Je donne l’impression d’être très sûre de moi, mais bien sûr, c’est une façade et avant de me lancer dans une aventure, je prends la température. Je ne fais rien sans en mesurer l’étendue. J’avoue pourtant que même si j’étais sûre qu’une librairie pouvait être une belle aventure, j’allais en payer le prix. Premièrement, je n’avais pas particulièrement de relations dans le monde de la culture au Maroc et je n’étais pas particulièrement reconnue comme une personne ayant un passé culturel. Je n’en faisais pas état, c’est tout. Mais j’ai toujours lu, côtoyé un monde d’artistes et de littéraires, j’ai étudié la littérature américaine et russe, j’ai travaillé dans des groupes de presse et de communication, cela ne me semblait pas si improbable d’ouvrir un lieu comme les insolites. Mais j’avais conscience aussi de ne pas être appuyée par des noms prestigieux ou de riches mécènes. J’ai joué l’originalité tout de suite, en misant sur la nouveauté : avoir un espace où montrer en galerie privée des artistes qui travaillaient sur le papier comme médium (et plus particulièrement des photographes) et allier la littérature à l’art. Je voulais un lieu particulier qui rende l’âme de Tanger, je n’étais pas attirée par les quartiers trop touristiques de la ville, mais plutôt ceux qui me rappelaient les années 50, 60 que j’affectionne vraiment.

tanger-experience - le web magazine de Tanger - 10 ans des insolites à TangerLe nom est venu après, j’avais d’abord pensé à La Tangente, mais le nom avait déjà été déposé au Maroc, j’ai dû me rabattre sur d’autres appellations

Insolite, c’était une façon d’assumer une certaine marginalité, de sortir du carcan « librairie conventionnelle », un peu trop intello, qui m’a toujours déplu. Je n’ai jamais aimé ces libraires qui assènent des vérités sur la littérature, qui ne jurent que par un style et mettent au ban les autres, etc. Nous ne sommes pas là pour imposer nos goûts, mais avancer en terrain flou, proposer d’autres voies sans affoler, ni faire peur. J’ai toujours eu du mal avec les pontifes, il n’y a certainement pas une seule vérité, mais de multiples émotions qui mettent nos vies en jeu.

Insolite, c’était l’adjectif qui collait bien à Tanger, à la fois canaille et prude, ouverte et serrée comme une huître, transcendante et décatie. Bref, je voulais quelque chose qui dénote, tout en sachant que ce serait difficile. Mais j’avais la patience, même si je n’avais pas toujours les moyens financiers pour durer.

Et je dois remercier les clients, les fidèles qui ont aimé l’idée, ceux qui sont toujours venus, animés du désir de faire perdurer un lieu comme celui-ci. Ils furent un véritable moteur. Il y a les artistes et auteurs, bien sûr, mais même eux sans les clients, cela n’aurait pas donné grand chose. Pour que cela dure, il fallait des clients (des personnes qui croient dans mes goûts artistiques, qui aiment les artistes que je représente, qui aiment les auteurs qui me touchent plus que d’autres, etc.), une trésorerie suffisamment solide pour créer des événements. Aux insolites, les événements culturels sont gratuits. Je finance pratiquement la totalité des rencontres et expositions. Je crois être la seule galeriste au Maroc qui peut exposer des artistes en vendant des livres. Rien que ça, c’est insolite !

– Peux-tu nous expliquer le positionnement des insolites, sa genèse et son évolution ?

expo-insolitetanger-experience - le web magazine de Tanger - 10 ans des insolites à TangerJ’avais des idées très précises en ouvrant et je me suis vite détendue en me disant que je devais aussi adapter le lieu aux attentes du public. Mais ce qui n’a jamais changé dans mon approche du métier et du lieu, c’était que je voulais capter un public jeune, curieux, lassé des librairies qui ressemblent à des hangars où les livres restent des mois sur des rayonnages, sans vie, plein de poussière. Je voulais d’un lieu qui change au gré des rencontres, des événements, des arrivages de livres, d’un lieu qui bouge. L’espace est plutôt petit, environ 80M2, mais nous en changeons sa décoration sans cesse, nous faisons d’un défaut (la petitesse) une qualité. J’aime bien cette idée : partir d’un inconvénient et jouer avec jusqu’à en faire une vertu. Je ne connais pas concrètement le positionnement de la librairie/galerie. J’y travaille avec plaisir, j’ai plus de libertés qu’il y a quelques années dans le choix des auteurs que j’invite, j’ai moins peur qu’avant de me planter, pour être franche, ça me rend plus audacieuse… Ce lieu n’a pas besoin d’évoluer. Depuis qu’il est ouvert, il est en permanente mutation, un coup plutôt librairie, l’autre plutôt galerie, nous l’ouvrons pour des concerts, nous y proposons des rencontres pour les enfants, bref, il est comme un laboratoire.

– Quels sont les grands moments clés de ces 10 ans et quelles sont les rencontres qui t’ont le plus marquée ?

tanger-experience - le web magazine de Tanger - Mahi Binebine
Mahi Binebine, grand supporter des insolites

Ils sont tellement nombreux qu’à chaque fois, j’oublie de mentionner une rencontre et je me maudis. Je vais résumer au mieux : toutes les rencontres avec Mahi Binebine qui passe comme un soleil, lui le parrain officiel du lieu, la venue de Zainab Fasiki en novembre 2019, la très belle rétrospective Yannick Haenel en présence de l’auteur en 2017, les show-case musicaux, les lectures d’Emmanuelle Grangé, le charme de Mustapha Fahmi capable d’enchanter le public en parlant de Shakespeare pendant presque deux heures, l’élégance très second-degré de Daniel Rondeau dont j’ai adoré l’humour et la disponibilité (et qui n’avais pas remis les pieds à Tanger depuis tant d’années), la tendresse de Jean-Michel Espitallier, l’aisance de Dominique Médard et le regard qu’elle porte sur la période Matisse, les premières expositions d’Anuar Khalifi, Hicham Gardaf, Abdel-Mohcine Nakari, les expositions de Roland Beaufre ou les dédicaces avec nos auteurs marocains, la classe italienne tout en douceur de Nicolo Castellini Baldissera. J’ai beaucoup de souvenirs, ils ont chacun une valeur inestimable, celle d’avoir eu la chance de rencontrer autant de personnes incroyables, à la foi et au talent inaltérables.

– Comment fonctionne les insolites, avec combien de personnes, quelle est la mission de chacun, comment en vit-on ?

C’est une SARL AU, c’est-à-dire à responsabilité limitée à moi-même. J’y embauche une collaboratrice à plein temps, Hayat. Je suis souvent assistée par mon conjoint, Cédric, qui vient aussi y jouer de la trompette et mon amie Clarisse. J’embauche de temps à autre des stagiaires, mais ces derniers temps nous sommes en équipe très restreinte. Il n’y a pas de « mission » à proprement parler. Chacun doit savoir être polyvalent, je dis à ceux qui travaillent avec moi qu’ils sont au théâtre, qu’ils représentent un espace déjà très incarné, tout en gardant leur personnalité, leur expérience de vie, leur savoir-faire. Ils doivent être à la disposition des clients, tout en faisant ce qu’on appelle du back-office. En même temps, libraire ce n’est pas juste poser des livres sur une étagère et attendre le client. C’est un métier multiple, où il faut jongler entre plusieurs compétences, savoir communiquer, organiser des événements, être un bon vendeur, avoir une belle culture générale. On ne peut pas se contenter d’être juste un bon manutentionnaire. On en vit en travaillant beaucoup. On en vit avec beaucoup de plaisirs et pas forcément beaucoup d’argent. Mais peu importe. Les belles bagnoles, les bijoux et toutes ces autres choses ne m’intéressent pas beaucoup.

– Quel type de clientèle fréquente la librairie ?

Il y a une clientèle très diversifiée. De plus en plus de touristes du monde entier ces dernières années, mais il me semble qu’ils vont un peu partout à Tanger. Beaucoup de jeunes marocains qui aiment le lieu, beaucoup d’habitués avec qui c’est un bonheur de disserter autour d’un livre, en buvant un café. J’ai beaucoup de chance avec mes clients, ils m’apprennent énormément sur moi et partagent leurs connaissances avec une franche amitié.

– On te connaît en tant que libraire. Peux-tu nous parler un peu de toi, de ta vie, de ce que tu aimes faire en dehors de lire, de ta relation à Tanger ?

On oublie encore trop souvent que je suis galeriste et que cela fait 10 ans que je produis sur fonds propres une exposition par mois. En dehors de cela, j’aime beaucoup écouter de la musique, écrire (même si je n’ai jamais le temps), aller ramasser des coquillages au bord de la mer, partir en voyage, manger, danser et profiter de la vie. J’aime mon conjoint, j’adore ma fille, il est de plus en plus important pour moi de passer du temps avec eux, même si la librairie est très chronophage. J’adore aller voir des concerts avec eux, prendre la vie du bon côté, oublier les moments difficiles, éviter les déprimes et le reste. Je peux être d’un tempérament très triste, mais cela ne dure jamais longtemps. J’ai toujours préféré rire que pleurer.

– Comment vois-tu l’avenir et les 10 prochaines années ?

Je n’ai jamais su répondre à cette question. Je ne vois que le présent très concrètement. J’essaye d’imaginer, mais cela n’a aucun intérêt, à part me décevoir si cela ne marche pas ou me faire croire que j’ai été aveugle si je n’ai pas vu. Donc, je laisse les événements se fluidifier et je m’adapte au mieux. Aucune idée précise sur les 10 prochaines années : c’est plus personnel, voyager, aller plus souvent en Sicile et écrire mon 3ème livre. Le reste, faire en sorte d’être toujours aussi émerveillée par Tanger, par ses habitants et par mon métier.

Propos recueillis par Paul Brichet le 17 janvier à Tanger



from LE web magazine de Tanger - tanger-experience.com https://ift.tt/2tuPUju

lundi 13 janvier 2020

Mettre en scène la nouvelle collection de Louis Vuitton à Chefchaouen et Tanger, c’est le pari qu’a relevé Virgil Abloh, le directeur artistique Homme de la griffe française. La collection Printemps-Eté 2020 de la célèbre maison de couture parisienne a ainsi été shootée sous l’objectif de Viviane Sassen.

tanger-experience - le web magazine de Tanger - shooting Vitton à Tanger

 

La campagne publicitaire, intitulée « Empreintes » porte sur le thème de « L’impact positif de l’homme sur la planète ». De même tous les mannequins qui ont posé pour la marque ont été repérés au Maroc.

Une série de photographies qui a fait des fleurs un fil conducteur représentant une « métaphore naturelle de la multiplicité ». Autre symbole de cette campagne, celui de l’enfance. Un sujet précieux pour Virgil Abloh, qu’il évoque dans ce projet avec des vols de cerf-volant, la cueillette de fleurs ou encore les étés passés en bord de mer.

Des souvenirs d’enfance décrits comme « universellement liés » et qui, selon la marque, « servent à nous lier ensemble dans toute notre diversité à travers les comtés, les pays et les continents ».

tanger-experience - le web magazine de Tanger - shooting Vitton à Tanger

 



from LE web magazine de Tanger - tanger-experience.com https://ift.tt/30ferVG

samedi 11 janvier 2020

L’auteur tangérois Philippe Guiguet Bologne vient de faire paraître chez Scribest son nouveau récit poétique, « Ce qui nous restera » (Cheminement II – Fragments de Tanger et d’ailleurs). L’occasion d’un long entretien avec Yamna Mostefa qui va bien au delà de la parution de ce nouvel ouvrage et que nous avons le plaisir de publier, pour vous, dans son intégralité.

tanger-experience - le web magazine de Tanger - Philippe Guiguet Bologne
Philippe Guiguet Bologne par Larent Hou

– Yamna Mostefa : Nous nous trouvons maintenant rue Gourna, dans la Kasbah, près de Dar Nour qui a été ta maison, n’est-ce pas ?

– Philippe Guiguet Bologne : C’était effectivement chez moi. C’est une maison qui me ressemble, un miroir de tout ce que je suis, et dont par bonheur l’identité a été jusque-là magnifiquement préservée par les nouveaux propriétaires successifs et gérants. Je suis arrivé rue Gourna par hasard : j’habitais à Hafa, le plus bel endroit du monde, que j’évoque dans certains de mes écrits, mais situé plein Nord, au-dessus de la mer, et parfois sous la pluie pendant les trois mois de l’hiver tangérois. Je moisissais littéralement. Mes parents, pour me sauver de cette situation que je ne voulais pas quitter, et parce qu’ils avaient compris que je tenais à vivre à Tanger, ont décidé de m’offrir une petite maison pour l’anniversaire de mes 30 ans : j’avais un cahier des charges à respecter, dont le fait que la maison soit orientée vers le Sud. Dar Nour, du nom que je lui ai donné, était tournée vers la lumière. J’ai appris bien plus tard que gourna veut dire abattoirs, et j’ai trouvé assez cocasse de m’installer à Tanger, une ville de réputation sulfureuse – souvent usurpée, d’ailleurs – dans la Kasbah, rue des Abattoirs : en espérant que ça ne serait pas prémonitoire !!! En 1998, quand j’ai acheté la maison, personne ne s’installait dans ce quartier que tout le monde m’avait déconseillé, quand la Kasbah représentait pour moi – et demeure toujours – le plus beau, le plus vrai quartier de la ville.

– YM : La maison était-elle comme aujourd’hui ?

– PGB : Non, pas du tout, il m’a fallu dix ans pour la façonner ainsi. Il y a eu la première maison, celle centrale, qui était mon cadeau d’anniversaire. Puis j’ai décidé, sur les conseils de ma voisine Farida Benlyazid – qui voyait que je gagnais très mal ma vie – de la transformer en maison d’hôtes, activité qui n’existait pas du tout à Tanger : grâce à Rachid Taferssiti, qui m’a fait une entière confiance et m’a obtenu de la Banque Populaire un crédit sans aucune garantie – ce qui aujourd’hui est impensable – j’ai pu acquérir la maison mitoyenne, qui était à vendre depuis longtemps, massacrée dans une réhabilitation inepte par son précédent propriétaire ; puis, ensuite, mon travail de directeur de l’Institut français de Tripoli et l’activité elle-même de l’hôtel m’ont permis de racheter trois autres maisons voisines et de les rattacher à ce qui déjà existait, afin de réaliser ce qui pour moi était la maison de mes rêves, à laquelle il aurait cependant manqué un jardin. Une fois qu’on a réalisé un rêve, c’est plutôt bien de passer à autre chose, n’est-ce pas ?… J’ai donc vendu Dar Nour à Catherine Arlaud en 2011, six mois avant mon retour à Tanger, après mon séjour de quatre ans à Ramallah. Jean-Olivier Arfeuillère et Philippe Chaslot ont été et sont encore les talentueux gérants de cette affaire, qui ont su effectuer les travaux qu’il fallait pour en améliorer le confort.

– YM : Tu évoques d’ailleurs Ramallah et la Palestine dans Ce qui nous restera… On sent que ce séjour a contribué à un sentiment douloureux…

– PGB : Ramallah m’a été une expérience vitale, dans le sens où elle a changé ma vie… J’ai toujours été un utopiste. C’est dans ma nature. J’ai toujours pensé que l’homme était perfectible, mais fondamentalement bon, et que c’était les aléas de l’existence qui pouvaient le rendre mauvais. Ramallah a sérieusement ébranlé mes convictions et m’a mis dans la situation de vivre et comprendre ce qu’ont supporté les Amérindiens face à la machine destinée à les broyer, mise en place par les Européens devenus Étatsuniens, qui se sont accaparés leurs territoires ; Ramallah m’a mis devant une situation aussi infernale que celle qu’ont dû subir les Juifs dans le ghetto de Varsovie ; Ramallah m’a permis de vivre et de comprendre ce qu’ont supporté les populations noires d’Afrique du Sud au cœur de l’apartheid. J’y ai saisi ce qu’est une mécanique d’anéantissement, et comment fonctionne le déni d’un crime. Je suis né en 1968, je n’ai pas connu de guerre directe, j’ai profité des Trente Glorieuses, j’ai grandi dans la liberté et la possibilité totale d’expression, dans une période postcoloniale aussi, et surtout dans cette idée – c’était donc une utopie supplémentaire ! – de Plus jamais ça et que commettre des horreurs, au moins pour un Occident conscient, repus et responsable, n’était plus possible. Je n’ai jamais pensé devoir être confronté à une nouvelle horreur de l’histoire humaine, commise par mes pairs. À Ramallah, je m’y suis frotté. Là-bas, les Palestiniens vivent une situation qui correspond à celle du sommet de l’apartheid et aux débuts du nazisme. J’ai été au cœur de cela. Je l’ai vu et je l’ai vécu au jour le jour pendant quatre ans. Et à partir du moment où on a été témoin d’un crime, ne pas le dénoncer revient à devenir un co-auteur de ce crime, un collaborateur s’il s’agit d’une situation politique. Comment faire pour ne pas en être complice, comme le sont aujourd’hui tous ceux qui savent, journalistes et intellectuels compris, qui soutiennent activement ou par leur silence ce qui est et restera toujours un crime majeur ? La seule solution humaine qui est entre mes mains est de témoigner de ce que je sais, de ce que j’ai vu, de ce que j’ai vécu. Les Palestiniens ont cessé de se battre violemment, ils ont assez de subsides pour vivre, la seule chose qu’ils exigeraient d’un monde juste reste qu’on ne les oublie pas. Le silence est bien souvent plus meurtrier que le meurtre lui-même. Je n’ai pas une passion pour les Palestiniens parce qu’ils sont palestiniens ! Mon intérêt est pour le Monde arabe dans son ensemble. Mais si je ne m’engageais pas contre l’ethnocide dont j’ai été et je suis encore le témoin, j’en serais entièrement complice. Beaucoup de gens ne comprennent rien à ce conflit, n’éprouvent aucun intérêt pour cette guerre lointaine et interminable, n’ont rien vu ni vécu dans leur chair : ce n’est pas leur faute s’ils n’agissent pas, ils sont excusables. Mais si l’on sait et que l’on ne témoigne pas, on est alors un criminel au même titre que le sont Ariel Sharon ou Benjamin Netanyahu, ou tous les snipers qui tirent sciemment sur des innocents dans des manifestations pacifiques.

– YM : Tu parais pourtant plus apaisé qu’il y a quelques années…

– PGB : Je reste mélancolique, mais sans doute moins en colère… J’ai appris à maîtriser, à dompter ma colère. Mais je reste viscéralement triste et révolté.

tanger-experience - le web magazine de Tanger - Ce qui nous restera par Philippe Guiguet Bologne– YM : « Ce qui nous restera » est aussi un Cheminement autour de la Méditerranée, des rencontres fortes sur différents territoires…

– PGB : J’ai toujours besoin d’ancrages géographiques puissants pour écrire. J’ai besoin d’enraciner ma pensée. Cela dit, bien souvent, ces lieux sont symboliques : on passe avec une telle rapidité de l’un à l’autre qu’ils en deviennent totalement abstraits. Le seul qui tienne, le seul territoire est alors l’écriture, la langue. On va prendre un exemple dans le poème : le personnage du début du récit est Hiérophante, qui dans la Grèce antique était le pur d’entre les purs, un prêtre qui initiait aux mystères, et qui ici, dès les premières lignes, se fait exploser, par inadvertance certes, mais quand même avec une ceinture de dynamite autour de lui (à la façon de Pierrot le fou). La question est de savoir pourquoi on en vient à se faire ainsi exploser. La réponse de Hiérophante est inattendue et absolument pas politique, bien sûr. Il se fait exploser pour être au monde. Mais il faut aller au bout du poème pour saisir cela. En attendant, pour le comprendre, le lecteur l’accompagne auprès de feddayin, un peu comme s’il suivait Jean Genet, des combattants qui sont d’ici et d’ailleurs, qui pourraient être de partout, qui défendent un territoire dans l’attente de combats qui ne viennent pas. On le suit dans la vie d’un camp de guerriers qui n’ont plus de guerre ni même de terre. Le seul lieu, finalement, c’est l’attente, un temps suspendu. L’éternité, peut-être. Parallèlement, un groupe de mercenaires cherche aussi sa bataille, et lui aussi ne la trouve pas, pris dans un labyrinthe qui sans doute est celui de la vie, et embourbé dans des marécages qui ressemblent fortement aux nymphéas de Claude Monet. Il y a donc des lieux, mais quels sont-ils ? Des collines qui ont l’air de celles de  Judée et de Samarie, où l’on chante des airs de Fayrouz en fumant cigarette sur cigarette, et des tableaux impressionnistes d’un monde sans rivage, pour des soldats qui cherchent une terre ferme où se battre dans des guerres intangibles… On est bien entendu dans une totale abstraction, une aterritorialité complète : la poésie, j’espère… Et cela, les fragments, les miscellanées le permettent très facilement, contrairement au roman qui ne fonctionne qu’avec une unité de temps et de lieux.

– YM : C’est un peu comme se retrouver à Tanger, où l’on vit les quatre saisons en une seule journée !

– PGB : Voilà (rires) ! C’est la même abstraction, qui n’est pas une confusion. Les deux notions sont très distinctes. C’est une abstraction faite de successions et de juxtapositions d’éléments hétérogènes. Parce que je suis curieux de mon temps, je travaille sur une forme de représentation qui interroge ce que nous ont appris notamment la relativité et la physique quantique – à laquelle je n’entends pas plus que Richard Feynman !!! J’essaie d’imaginer dans une même représentation les différents plans – des plis, plutôt ? – que constitue la perception d’un moment donné. Depuis mes poèmes Prémisses et Treize, assez radicaux je l’accorde, j’essaie de représenter tout le fragmentaire et le morcellement, le disruptif et la dissémination de la perception. Exactement à l’opposé de la représentation unifiée classique. Mon seul espace est l’écrit, agéolocalisable et éclaté, comme est la conscience du monde. Toute représentation, quelle qu’elle soit, n’est qu’une construction culturelle et intellectuelle. Le fragment est, bien sûr, lui aussi une construction, artificielle comme le reste : cela dit, c’est un choix, le mien, celui qui me paraît le plus honnête pour exprimer le monde, notre monde. On est toujours, et de plus en plus depuis l’avènement du virtuel, simultanément dans plein d’espaces différents, éventuellement dans des temps différents et certainement dans des acuités différentes. L’homogénéité et l’unité ne sont que des fantasmes, nés du classicisme et de la peur que l’homme occidental moderne éprouve pour la multiplicité. Je serais donc, finalement, assez héraclitéen, dans mes croyances ! En tout cas, c’est ce sur quoi je travaille et c’est ce qui me passionne. Exprimer l’évidence de cet éclatement qui nous constitue à chaque instant.

– YM : Je trouve d’ailleurs qu’autant d’écritures et autant de transdisciplinarité dans un même texte sont assez rares, et ça correspond assez à ta personnalité…

– PGB : Tu veux dire que je suis totalement schizophrène (rires) ?

– YM : On l’est tous (rires)…  Mais, surtout, nous sommes des êtres complexes, constitués de complexité à plein de niveaux différents, dont tu rends très bien compte par ton jeu d’écritures…

– PGB : Différents états d’écritures, plutôt, qui servent à rapporter les différents états de notre perception du monde. Je suis totalement obsédé par le fait de continuellement ramener la représentation à la réalité de nos perceptions. À vouloir candidement – si j’ose ce terme ici – représenter ce que nous percevons du monde, cela donne des fragments, de l’éclatement, ce que je reproduits dans mes Cheminements.

– YM : C’est très stimulant. Le fragment nous permet de sortir d’une zone de confort, nous oblige à une dynamique, à nous poser des questions sur la perception que nous avons, en tant que lecteurs, sur ton voyage, aussi bien physique que littéraire. La gymnastique est constante d’essayer de faire la part entre ce qui pourrait être réel et ce qui est le pur produit de ton imagination…

– PGB : Je ne sais pas s’il est nécessaire de chercher à faire cette part des choses…

– YM : En tout cas, c’est réellement troublant…

– PGB : C’est effectivement un grand métissage… On y retrouve du carnet de notes, du journal, des vers, des nouvelles, des citations, des fragments dont on ne sait ce qu’ils sont, des chansons, des films. Il y a peu de temps, sur ta page facebook, tu as cité une phrase de Majd Abdelhamid, un jeune plasticien palestinien ; c’est une phrase que j’ai moi-même extraite de son compte facebook. « Ils disent que c’est le chaos. Nous appelons cela la vie ! » C’était tellement juste… tellement évident par rapport à ce que je traite, que c’est naturellement entré dans ce Cheminement !

– YM : J’ai effectivement utilisé cette citation pour évoquer le travail d’un ami artiste, Ulrich Lebeuf, qui vient de produire une série de photographies qui s’intitule Khaos, sur les Gilets Jaunes, et qui montre comment le chaos peut devenir un combat pour la vie… Dans ton brassage entre réel et imaginaire, il y a encore un étrange personnage, Tomas le Lisboète…

– PGB : Tomas Colaço existe vraiment, c’est un ami, artiste peintre, que tout Tanger connaît. Il est assez symbolique de ma façon de travailler : il est entré dans ce Cheminement sans ce que je m’y attende, ce qui finalement est très dans son style ! Un jour, encore via facebook, via l’espace numérique donc, je reçois une vieille photographie d’un soldat portugais, de la Première guerre mondiale, qui a le visage de Tomas. Je me demande si c’est lui qui s’est déguisé, si c’est l’un de ses ancêtres qui lui ressemble, si c’est un artefact de l’artiste, qui est un spécialiste des trompe-l’œil… et je trouve la situation si cocasse et amusante, stimulante, que je décide de la transcrire dans mon récit. J’aime les jeux de faux-semblants ! Puis Tomas est revenu tout naturellement dans le texte, par une autre fenêtre spatio-temporelle, cette fois en 1492 à Florence, où il tente de rencontrer un vieux maître de la peinture de la Renaissance, pour tenter de lui soutirer l’un de ses secrets de fabrication, afin de parfaire ses œuvres. Peut-être, d’ailleurs, à ce moment-là et s’il a vraiment rencontré le vieux maître, que l’on imagine bien être Leonardo, Tomas sera-t-il devenu le modèle qui aura permis d’élaborer le dessin de l’homme de Vitruve. Le dessin-manifeste par lequel sont exprimés codes et côtes qui vont permettre d’établir les standards du classicisme, ce contre quoi s’écrit mon texte ! On percerait donc ici un secret de l’histoire de l’art ! On retrouve encore Tomas à Tanger, sur la plage de Sidi Kacem, où il se fait tirer le portrait en cavalier à la façon de Rubens ; il se tient encore en silence sur les bords de la Mer de paille, dans son loft baroque de Lisbonne ; à la Vieille Montagne où longtemps a vécu une partie de sa famille, des diplomates atypiques ; en prenant des airs de Corto Maltese, il se rend  un jour de tempête jusqu’au bout du môle de l’ancien port de Tanger, quand celui-ci doit être détruit par les Anglais avant leur reddition, au XVIIe siècle… On le retrouve à Alger et à Jaipur… Il y a une partie de la véritable histoire de Tomas, que par moment j’interprète avec beaucoup de liberté, et beaucoup de divagations pour créer et suivre ce personnage qui se fictionnalise de plus en plus au fil du livre, où lui veut m’amener… Car Tomas, très objectivement, par sa personnalité extrêmement forte et haute en couleurs, est une véritable source d’inspiration : il pourrait effectivement être tout ce que j’ai fait de lui dans ce poème. C’est cette immense liberté, ce souffle digne d’un Alice au pays des merveilles, que j’essaie encore d’explorer dans mes Cheminements…

– YM : On peut avoir le sentiment que tu mélanges continuellement les genres de tes personnages…

– PGB : Il y a Amir, un jeune homme diaphane qui se promène toutes les nuits dans la médina en se changeant, souvent malgré lui, en chevreuil, en jeune daim, en cheval, en voiles de Chine dans le bassin de la fontaine du Palais Moulay Hafid… Il est effectivement très ambigu et c’est là toute sa beauté. Mais les hommes sont très virils et les femmes on ne peut plus féminines ! El, qui porte un des principaux noms de Dieu en hébreux, est la femme la plus femme qui pourrait exister ! Elle est une forme superlative de la femme. Quant aux hommes, ils sont tous très masculins. En revanche, on peut penser que les femmes sont extrêmement déterminées et autoritaires, elles sont fortes, elles ont beaucoup de caractère et prennent le récit en main et le façonnent à leur image ; quand les hommes, avec toute leur virilité, sont d’une grande fragilité, d’une grande vulnérabilité. Le plus mâle serait Djihad, le pêcheur, qui passe son temps à partir en mer, et qui, parcourant le détroit chaque aurore, se mêle à des paysages qui ont la grâce des tableaux de Giotto ; on constate alors que les paysages lui confèrent leur beauté et leur délicatesse. Djihad reste platement viril, tel qu’il est, mais ce sont les paysages qui lui octroient leur sublimité, leur grandeur, la fragilité et la vulnérabilité de leur beauté… Lui, en tant qu’homme, n’aurait jamais eu ces attributs s’il n’était pas dans ces panoramas-là, du détroit dans la lumière de l’aube.

– YM : Djihad est-il le plus libre de tes personnages, par sa solitude sur la mer ?

– PGB : El est le plus libre : elle est tout et la possibilité de tout.

– YM : Et qui est El ?

tanger-experience - le web magazine de Tanger - Frida Khalo
Frida Khalo

– PGB : C’est bien sûr Frida Kahlo, c’est la photographe Lucia Cristina Estrada Mota, c’est Jean Seberg et Sylvana Mangano, et quelques femmes plus près de nous, des amies : toutes les femmes qui impactent le monde par leur seule présence ou leur action, qui sont des leçons pour les hommes… Anna Karina est très importante dans ce Cheminement : je tenais à tout prix à ce que le livre soit publié avant la mort de Jean-Luc Godard. Le poème est truffé de citations prises dans ses films. C’est aussi, par moment, un questionnement à la suite de son œuvre et, quelque part encore, sur le corps du créateur (comme celui du Créateur d’ailleurs). Poser ces questions sur la dépouille de Godard eut été une évidence un peu kitch… Avant sa disparition, cela peut prendre une dimension crépusculaire très étrange, qui rejoint le ton de ses derniers films… qui sont bien entendu, eux-mêmes, des miscellanées, des œuvres en fragments. Anna Karina traverse ce Cheminement en tant que Marianne, avec son ton, son impertinence, sa désinvolture : et c’est elle qui nous a quittés juste quelques jours après la sortie du livre… alors que je la pensais immortelle, incréée, devenue un pur personnage de fiction !

– YM : Il y a aussi Nicole de Pontcharra, à qui le livre est dédié…

– PGB : Nicole est en dehors de toutes les contingences. Elle est un ange, un archange qui aurait désamorcé tout principe d’autorité et de pouvoir, entièrement pur donc. Elle m’a vraiment soutenu à un moment où j’étais particulièrement fragile. De ces moments, dans la vie, où, parce qu’on est vraiment vulnérable, beaucoup de gens peuvent nous tourner le dos. Elle a été l’une des rares personnes qui m’a permis de persévérer dans l’écriture, qui m’a redonné toute la foi qu’il fallait pour continuer, tant à créer qu’à simplement vivre. J’ai aussi, par ailleurs, un immense besoin de cette élégance qu’elle représente ; elle fait partie de ces figures qui aident à supporter le poids du monde dans lequel nous vivons : Nicole de Pontcharra demeure un symbole de l’inaltérabilité de la véritable élégance, de la hauteur et de la grandeur d’âme. J’ai la chance d’avoir quelques amies de cette étoffe. Enfin, Nicole est une grande amatrice de poésie et sans elle, beaucoup de poètes, de talents, n’auraient jamais trouvé à s’exprimer ou tout simplement à croire en eux-mêmes. C’est donc, aussi et avant tout, en tant que grande avocate et gardienne de la culture et d’une certaine vision du monde que je tenais à la saluer et à lui exprimer toute mon admiration. Dédier un livre demeure le plus beau cadeau qu’un écrivain peut faire, et Nicole de Pontcharra est l’une des personnes à qui je devais faire ce cadeau-là.

– YM : Elle est d’autant plus estimable que son investissement pour le dialogue entre les rives de la Méditerranée a été remarquable…

– PGB : Effectivement, dont son travail sur le Monde arabe. Elle fait partie des personnes qui ont toujours cherché à rassembler l’humain. Nous avons cette bataille en commun. Dans une période où les Arabes et l’islam sont stigmatisés, nos indignations sont nécessaires. Je ne peux pas supporter l’idée que l’on ostracise et que l’on fasse souffrir des gens uniquement pour ce qu’ils représentent. Quand, dans les médias français, les musulmans sont continuellement marqués au fer rouge, outre le fait qu’on ne leur accorde aucune tribune ni visibilité, je pense à toutes ces familles normales, qui ne font rien d’autres qu’exister, d’aller au travail, payer leur loyer et leurs impôts, avoir des loisirs simples, et que l’on accable de tous les maux, que l’on traite en permanence, à demi-mots, de dégénérés ou de terroristes. Je trouve cela proprement monstrueux, tellement injuste et inacceptable. Comment peut-on faire souffrir à ce point-là des populations entières, pour des raisons bassement idéologiques, politiques et sans doute géopolitiques… Encore une fois, on avait dit Plus jamais ça, n’est-ce pas ? Là aussi, il y a une affaire de témoignage : cela fait vingt-six ans que je vis dans le monde arabo-musulman, je sais ce qu’il est, c’est un monde que je connais, et je ne peux que m’indigner de l’image que l’on veut donner de cette culture et de cette civilisation – dont il faudrait d’ailleurs parler au pluriel ! Nicole de Pontcharra a eu ce combat, dans une période beaucoup plus clémente, mais durant laquelle contribuer à se comprendre et à se reconnaître mutuellement restait un sacerdoce. J’admire toutes les personnes qui œuvrent à créer des liens plutôt que celles qui s’investissent à excommunier, exclure, ostraciser.

– YM : Nicole de Pontcharra a toujours été une passerelle entre les deux rives de la Méditerranée. Je ne la connaissais pas et j’ai été émue d’apprendre qu’il existe des personnes comme elle, qui posent des fondements et des jalons pour des échanges, et d’y parvenir d’une façon aussi juste, discrète et noble. C’est un bel hommage que tu lui rends-là. Cela donne envie de multiplier de tels Cheminements. Après, je trouve que Ce qui nous restera a aussi le ton d’une comédie italienne. Le livre m’a fait penser à La grande Bellazza de Paolo Sorrentino. L’histoire d’un écrivain et critique d’art, très mondain mais très cynique par rapport à son milieu…

tanger-experience - le web magazine de Tanger - Pasolini– PGB : Ce film s’inspire beaucoup de La dolce vita, qui est mon film préféré et un peu l’histoire de ma vie – sans que, bien sûr, je me revendique d’aucun des attributs de Marcello !!! C’est un film qui m’a beaucoup servi dans Je n’étais pas là, mon premier Cheminement, publié chez Al Manar en 2015. Dans ce nouvel opus, c’est Pier Paolo Pasolini qui est mis au-devant de la scène. Mais j’évoque ici le personnage extrêmement grave, l’homme désespérément et indéfectiblement engagé. Son sérieux et sa sévérité. Je parle aussi du cœur de Pasolini, que l’on retrouve fracassé sur une plage près d’Ostie. Ce qui nous restera débute sur Hiérophante, le plus pur d’entre les purs, à la seconde où il se fait exploser, et s’achève sur le cœur éclaté d’un poète et d’un militant antifasciste. Pasolini est le personnage qui a une vision de la dignité humaine, de la dignité que l’on doit à l’homme, qu’il ne lâche pas, jamais. Il est d’une rare intransigeance. Et je ne vois pas de légèreté possible chez Pasolini, pas de second ni de troisième degré : sa gravité est immense.

– YM : Quand on ne te connaît pas et qu’on te croise dans les rues de Tanger, tu n’es pas un rigolo non plus (rires) !!!

– PGB : Oui, je sais. J’ai beaucoup d’humour je crois, j’aime vraiment rire, mais il faut bien me connaître ! Hélas, tellement hélas, j’aimerais tant être plus léger. Je sais que lorsque je marche, seul dans les rues, souvent je me forclos dans mon petit monde de pensées et je ne suis pas d’un accès aisé. Je donne une image qui n’est pas très sympathique. Ce qui me désole : ce n’est qu’une image, j’espère, mais je ne saurais paraître autrement !!! Pasolini a quant à lui la gravité du respect que l’on doit à l’homme et aux valeurs qui défendent l’homme. Que j’espère partager. J’aimerais avoir son intégrité. Cela fait partie des valeurs que mes parents m’ont transmises et que j’espère avoir intégrées dans ma façon de vivre.

– YM : Et je sais que tu es fidèle…

– PGB : C’est presque une devise : fidèle à mes valeurs, fidèle à mes engagements et à ma parole, fidèle à mes amis. Mais en amour, c’est beaucoup plus compliqué (rires) !!!

– YM : Parce que l’amour est toujours compliqué (rires). Et pourquoi le cœur éclaté de Pasolini ?

– PGB : C’est une figure. Un hommage à l’engagement indéfectible de cet homme, l’engagement jusqu’au bout, jusqu’à la mort. C’est bien souvent comme cela que ça se passe : les personnes les plus justes finissent mal. Et ceux qui composent rendent ensuite hommage à ceux qui sont morts pour leur intégrité !!! Ça vaut peut-être la peine de mourir comme ça, ça doit être préférable pour la bonne marche de l’humanité, plutôt que vivre longtemps dans la compromission (rires). Je ne sais pas, tout cela me dépasse… En tout cas, ses Théorème et L’Évangile selon Mathieu m’ont terriblement influencé. Il fallait qu’il paraisse dans au moins l’un de mes Cheminements, même si je suis sûr qu’il reviendra souvent. Et l’image du cœur éclaté, parce qu’une automobile est passée sur sa poitrine, quand il agonisait sur le sable d’un terrain vague, d’une plage… C’est extrêmement fort. Je vois ce cœur un peu comme un Sacré-cœur de la peinture Rococo italienne, mais mis à mal, abîmé, souillé. Et c’était aussi une manière de faire un clin d’œil du côté de la dernière exposition de la poétesse et peintre Caroline Sagot Duvauroux, dont la densité, tant de l’œuvre que du personnage, m’émeut tant.

– YM : Beaucoup de tes personnages, encore, sont les habitants de ton quartier, une jeunesse un peu en déshérence. Quelle est ta relation avec eux ?

– PGB : Je connais maintenant plein de chefs de famille que j’ai vus naître et grandir. C’est ça devenir vieux, sans doute. Je connais tous mes voisins. Ils sont ma vie, dans le sens où ils sont mon quotidien. C’est avec eux que je vis. Je croise de temps en temps tel cinéaste, tel écrivain, tel designer en vogue, tous ces artistes dont certains sont des amis et dont on fait état ; mais ma vraie vie, ce sont mes voisins. Les pêcheurs, les chômeurs, les faux-guides de la Kasbah, mes commerçants, les mamans, les grands-mères qui m’aiment beaucoup en général, les gardiens, les artisans… Tous ces gens que je salue chaque jour, chaque fois que je les croise, ces attentions, ces prénoms que l’on retient, ces sourires, parfois la fatigue ou la contrariété… La vie. Ma vie. C’est avec eux que je partage le plus. Ils ne sont pas ma famille, mais ils me sont une famille, celle de la vie. J’avais réalisé, il y a huit ans, une série inachevée de photographies, intitulée They are my life, des portraits de ces personnes que je rencontre tous les jours et qui d’un « bonjour » me rendent la vie plus heureuse, plus douce, plus supportable. C’est leurs bonjours qui me font avoir une bonne journée, vraiment, souvent.  Et quand ça se passe mal, qu’avec l’un d’entre eux ça dérape un peu, affaire d’atomes crochus ou de mauvaise humeur, je le prends très mal : je n’ai aucune distance avec cela. Ils sont bien ma vie.

– YM : Tu comptes d’ailleurs poursuivre tes petites publications de photographies ?

– PGB : La photographie, pour moi, est un passe-temps. Je fais cela pour me reposer des mots. Avec beaucoup de légèreté.

– YM : Tu pourrais illustrer tes Cheminements avec les portraits de ceux dont tu parles…

– PGB : C’est un autre travail, une autre approche… Mon lieu d’expression est vraiment le mot, la langue. Ma façon d’aborder le monde, de le percevoir et de le traduire passe par l’écriture. Toujours et seulement l’écriture. Sans doute mes photographies ne sont-elles pas trop mauvaises que parce que je les réalise avec beaucoup de légèreté, sans mettre d’enjeux dans leur fabrication. Je l’explique bien dans l’introduction de mon livre 16 : je ne suis pas un photographe, et c’est bien pour cela que j’éprouve beaucoup de plaisir à faire de la photographie ! Je ne me revendique pas de ce statut-là. Mais cela dit, comme le remarquait Nietzsche avec son sens de la formule, le peintre est celui qui peint… Donc le photographe est celui qui photographie. Mais ce n’est pas mon activité principale, même si j’essaie d’être exigeant avec mes images, aussi sommaires et simples soient-elles. Si j’ai un espace de travail – ce mot pris à la fois dans le sens où l’on travaille la terre, où l’on façonne les choses, mais aussi quand on est soi-même travaillé, mû par ce que l’on fait ou par ce qui nous entoure -, c’est vraiment l’écriture. Pour la photographie, je cueille les images, avec une forme de plaisir léger : ce qui n’empêche aucunement, bien sûr, que la réalisation de chaque image exige une véritable tension, qu’à chaque fois que j’appuie sur le déclencheur, cela demande une acuité dans laquelle se cristallise toute l’attention du regard. C’est un moment où le réel lui-même se tend de toutes parts, pour donner un cadrage, une profondeur de champ ou une frontalité, une qualité de lumière, une composition avec les couleurs et les volumes… Mais cette tension ne me travaille pas comme le verbe m’aiguise, m’habite tout simplement.

– YM : Tu es pourtant entouré de beaucoup de photographes…

– PGB : Oui, et j’aime terriblement la photographie. Étudiant, j’avais même commencé une collection… Durant mon cursus universitaire, en sciences de l’art, je m’étais un peu spécialisé dans la photographie. Je suivais entre autres les cours de Jacques Damez – avec qui nous avions sympathisé -, et qui a fait partie, historiquement, des initiateurs de la reconnaissance de la photographie en tant qu’art. Il ne faut pas oublié qu’il y a trente ans, la photographie n’avait pas encore accédé au rang d’un art en soi. À Paris, il y avait seulement deux galeries : Agathe Gaillard, qui défendait ce média depuis toujours, et Durant-Dessert, qui commençait à peine à avoir sa réputation de fer de lance ! Un autre temps ! Tout cela pour dire que j’aime profondément la photographie en tant qu’amateur, mais qu’elle garde pour moi une dimension d’extériorité, quand le mot et l’écriture sont au plus profond de mes préoccupations, que je sais depuis l’enfance être mon mode d’expression, ma terre, ma glaise.

– YM : Tu as rencontré Yto Barrada à Tanger ?

– PGB : Bien sûr, nous nous connaissons depuis vingt-six ans. Nous nous étions rencontrés quand elle était toute jeune fille et revenait de Palestine. Elle avait cette légèreté mutine et grave, un peu comme Anna Karina. J’aime énormément ses photos de jeunesse, qui toujours m’émeuvent. Ce qu’elle fait aujourd’hui me questionne particulièrement sur le fonctionnement du marché de l’art. Et sa maman, Mounira Bouzid El Alami, est une femme que j’admire terriblement pour la force de son action. Elle fait partie des El de Ce qui nous restera. Il y a un lien entre nous, de ces sentiments qui ne s’expliquent pas, qui pour moi relèvent d’une forme d’autorité morale.

– YM : Quand tu retournes en France, où vas-tu ?

– PGB : Dans les montagnes où je suis né, dans la campagne de Grenoble. Je suis très attaché à ma famille et je suis aussi attaché à ces montagnes de mon enfance, au ciel de ces montagnes surtout. Quand je m’y rends, chaque été, de plus en plus je constate que je connais chaque repli des falaises qui entourent mon village. Ça doit être cela, aussi, appartenir à un lieu, être de quelque part… Et en même temps, j’ai besoin de l’ailleurs pour vivre. Et j’ai aussi besoin de l’océan, de son infinitude, de sa puissance. Les montagnes sont tout aussi puissantes, mais elles ne relèvent pas, comme l’Atlantique, du monde de la mélancolie : elles appartiennent plus au registre de la détermination et de la volonté. La Méditerranée représente une douceur et une culture, au pire une morosité quand elle est trop longtemps sous la pluie. L’océan est une puissance laissée à soi, un abandon, qui relève de la mélancolie. Cela dit, ce sont tous des paysages que j’aime et qui sont en moi.

– YM : Finalement, face à la mer, qu’est-ce qui nous restera ? (rires)

– PGB : Un cœur gros comme ça, un regard sur l’ailleurs. J’ai écrit cela quelque part : Tanger est avant tout un regard tourné vers l’ailleurs.

– YM : Avec un cœur ouvert…

– PGB : … grand comme ça, à en exploser ! Les Gilets jaunes, ces peuples qui se révoltent en Algérie, au Chili, à Hong Kong, partout dans le monde, ont bien conscience que le monde que nous avons créé n’est plus tenable. Il faut passer à autre chose. Inventer un nouveau monde, d’autant plus nécessaire au moment où les fascismes reviennent au-devant de la scène au triple-galop, ce qui signe définitivement l’échec de l’hyper-libéralisme. Les peuples savent toujours. Ils peuvent aussi être très dangereux – je ne serai jamais populiste – car ils en reviennent toujours à laminer les minorités, pour le droit desquelles je me suis battu dès mon adolescence ; mais les peuples savent quand les limites sont atteintes et qu’il faut tourner une page. Le syndrome du cuirassé Potemkine : c’est l’ultime humiliation, dans une accumulation d’outrages, qui conduira à faire tomber une société entière. Nous sommes aujourd’hui dans le cuirassé. Un soubresaut de besoin de dignité viendra toujours tout bouleverser. Je vois aussi qu’il n’y a pas de pouvoir heureux ni bon : cela fait partie des attributs du pouvoir que continuellement commettre des exactions. Je n’aime pas le pouvoir et je n’ai jamais aimé en être : à côté, parfois très proche, mais jamais dans le pouvoir. Toute personne qui a besoin d’un tel ascendant sur la société ou les autres a forcément quelque chose à combler, qui immanquablement présente quelque chose de très malsain. J’ai besoin de force, de tranquillité, mais pas de pouvoir… Être face à la mer, comme tu dis, c’est être dans une vacance, une ouverture, un largage de toutes ces amarres…

– YM : Pourquoi Ce qui nous restera t’est-il particulièrement important ?

– PGB : Chaque fois que j’achève un nouveau livre, il est le plus important. Tous mes livres sont importants – avec leurs maladresses et leurs malfaçons ! – mais s’ils n’étaient pas importants, je ne les aurais pas écrits – rien ne m’y oblige – et moins encore publiés. Ces Cheminements, qui constituent une série – le premier jet du troisième volume est quasiment achevé, et je vais profiter de mon futur séjour à Taroudannt pour le retravailler – sont un peu mon œuvre totale, mon idéal wagnérien si j’ose cette expression, là où je construis avec de la poésie, des vers, de la prose, des notes, des nouvelles, des petites histoires, de l’absurde, du rêve, quelques cauchemars, des films et de la vidéo, de la musique toujours…

– YM : Une façon de lâcher prise ?

– PGB : Le plan, la trame, sont construits de façon très rigoureuse…

– YM : Je voulais dire un espace de plaisir, où tu peux te permettre d’être moins en colère…

– PGB : Je suis moins en colère parce que je suis moins exigeant avec le monde… J’ai appris à composer, à faire avec. Quand, bizarrement, je suis de plus en plus exigeant avec moi-même. Et j’ai aussi dû apprendre la solitude, car c’est l’un des fondements de l’écriture : apprendre à se retirer du monde, apprendre à être seul. Cela a été long, douloureux certainement, mais c’est acquis, j’ai gagné cette liberté-là : j’accepte d’être beaucoup plus seul. Ça a été une vraie victoire sur moi-même et c’est le gain d’une immense liberté, sans doute la plus grande liberté. Apprendre à se suffire à soi-même.

– YM : C’est d’ailleurs la force de ton personnage Djihad, le pêcheur. Sur l’eau, l’homme de la pêche, confronté continuellement à un espace immense et qui peut devenir hostile, apprend à être seul. C’est en cela que la mer peut nous apprendre sa force.

– PGB : Et que la solitude est un trésor. Par ailleurs, ce Cheminement m’est aussi important parce que je crois y avoir réussi de particulièrement beaux équilibres, dans la composition, un rythme très maîtrisé et quelques moments de vraie grâce. Je l’ai arrangé un peu comme une musique.  C’est ça, aussi, la poésie, une musicalité. Je trouve que dans Ce qui nous restera, outre la mélancolie dont tu parlais, il y a quelque chose de jubilatoire, qui relève de l’expression d’un immense plaisir, celui du partage. Le partage de ce qui, dans la culture, m’a toujours touché et rendu riche : mon musée personnel.

– YM : C’est effectivement un parcours de tout ce qui te constitue. Avec un vrai tempo, et des sortes de refrains. C’est à la fois très rock et très classique…

– PGB : Tout à fait ! On y croise autant Les nuits d’été de Berlioz chantées par Régine Crespin, que Marlène Dietrich, en passant par Prince et Tupac Shakur !!! Mais comment eut-il été possible de parler de Pasolini et de Genet sans mentionner Tupac ? Je ne pouvais pas faire cette impasse : son indignation, sa révolte – devant quelles injustices et quels crimes ! – sont essentielles. Son message est fondamental, il est l’une des clefs de la culture contemporaine de la révolte. Est-ce que tout cela est partageable ? Je ne sais pas. Je suis sûr qu’il y a une toute petite bulle de lecteurs qui aiment vraiment ce que je fais – j’ai de merveilleux retours, qui m’aident aussi à poursuivre cette aventure, quand je traverse des moments de doute. Mais j’écris vraiment pour moi, pour mon seul plaisir et mon seul trouble, pour explorer ce que je dois apprendre de moi-même, faire des bilans où j’en ressens la nécessité, me provoquer des vertiges. Jamais je ne pense à un public-cible. Je suis toujours autant surpris et ému quand je reçois un mail ou un message de la part d’un lecteur que je ne connais pas, qui me confie ce que mon écriture et mon univers lui ont apporté. C’est un miracle de l’écriture, ça aussi, n’est-ce pas ?

 

Entretien réalisé par Yamna Mostefa

Portrait of Yamna Mostefa co-founder of the professional photo meetings in Tangier. Portrait de Yamna Mostefa cofondatrice des rencontres photo professionnelles de Tanger à la cinémathèque le RIF de Tanger.
Portrait of Yamna Mostefa co-founder of the professional photo meetings in Tangier.
Portrait de Yamna Mostefa cofondatrice des rencontres photo professionnelles de Tanger à la cinémathèque le RIF de Tanger.

Yamna Mostefa, a fondé et dirige les rencontres photographiques de Tanger, Face à la mer. Originaire de Carcassonne, elle partage sa vie entre la France et la cité du détroit. Un parcours hétéroclite l’a conduite, au fil des années, à une passion pour Tanger et sa culture internationale. Son identité interculturelle a des échos dans son itinéraire marocain, ainsi que dans les rencontres qu’elle organise, impliquant auteurs et artistes en activité au Maghreb.

Plus de dix années de voyages et de rencontres lui ont fait observer et comprendre les problématiques des photographes maghrébins… et constater que le partage de valeurs professionnelles pouvait rassembler actrices et acteurs d’une photographie méditerranéenne.

« Ce qui nous restera » est disponible à Tanger à la Librairie des Colonnes, aux Insolites et à la galerie Conil. On peut le commander en France sur https://ift.tt/2Nl0oZA



from LE web magazine de Tanger - tanger-experience.com https://ift.tt/2NiyPjm