vendredi 20 décembre 2019

Lotfi Akalay, homme d’affaires, de lettres, d’humour et de bien nous a quitté le 18 décembre à l’âge de 76 ans. J’appréciais beaucoup cet humaniste pour sa compagnie, sa gentillesse, sa culture et son humour facétieux. Un parcours étonnant et éclectique. Lotfi tu vas nous manquer…

tanger-experience - le web magazine de Tanger - Décès de Lotfi Akalay

Entre Lotfi Akalay et Tanger ce fut une histoire d’amour. Né dans la cité du Détroit en 1943. Il fit ses études au lycée Regnault où il liera beaucoup d’amitiés et notamment avec Christine S qu’il retrouvera de nombreuses années plus tard et avec qui il fit un dernier parcours littéraire. Puis il étudia le droit et les sciences politiques à Paris.

Sur le plan des affaires, il fut directeur de Royal Air Maroc à Beyrouth créera son agence de voyages Calypso actuellement dirigé par son fils Salim.

Il se fit connaitre par de savoureuses chroniques humoristiques dans le quotidien marocain de gauche Al Bayanne dans les années 90 puis par ses écrits dans le journal La Vie Economique, le mensuel Femmes du Maroc, l’hebdomadaire international Jeune Afrique et le célèbre journal satirique français Charlie-Hebdo qui avait publié une de ses nouvelles, Le Candidat, sous forme de feuilleton durant l’été 1995.

Lotfi a également présenté une émission de radio sur le jazz et la musique classique sur Radio Méditerranée Internationale (Médi1).

En 1996, il a publié aux éditions du Seuil son premier roman, intitulé « Les Nuits d’Azed » qui a été traduit en huit langues : néerlandais, italien, portugais, grec, coréen, turc, chinois et espagnol.

En juin 1998, il publia « Ibn Battouta, Prince des Voyageurs » aux éditions casablancaises Le Fennec, passionnant récit de voyages du « premier touriste du monde », comme il disait.

En 2014, Lotfi Akalay a publié aux éditions Frogeraie avec le concours de François Baret « Conversations Avec Ibn Battouta », des dialogues plein d’humour entre l’auteur et cet infatigable voyageur du 14ème siècle, illustrés par des collages réalisés par les enfants des écoles de Tanger.

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Lotfi Akalay nous présente son livre chez Christine Keyeux-Schnöller (Photo Paul Brichet)

Puis il publiera encore chez Frogeraie : Le mouton, Tanger c’est Tanger, Ultra lala, L’âne de la nuit a frappé, Aïcha disait, Le voile ne cache pas tout,

Son dernier recueil, intitulé «Les Chaises de Tanger» produit avec Christine S pour les photos a été publié en 2018. Sa présentation à la Librairie des Colonnes fut un très beau moment avec de nombreux amis, admirateurs et admiratrices. Et qui aurait dit qu’un jour « la fameuse chaise » serait le personnage principal d’un livre…
Lotfi tanger-experience - le web magazine de Tanger - Lotfi Akalay aux Colonnes de Tanger
Lotfi Akalay et Christine Keyeux-Schnöller à la librairie des Colonnes de Tanger
Je me souviens également d’une soirée où nous parlions des petits métiers qui font le charme et la particularité de Tanger comme les cireurs de chaussures, les guides de la médina, les gardiens d’immeuble ou de parking. Je lui faisais part de mon intérêt pour le mystérieux métier de gardien de voitures à Tanger et quelques jours plus tard il me faisait parvenir un texte formidable sur cette activité très spéciale et particulière, intitulée Gardien que voici:

Gardien

par Lotfi Akalay

Je suis gardien, de voitures, dois-je le préciser ? Parce que, voyez-vous, gardien d’autre chose, c’est pas la joie. Le plus risqué, c’est gardien de la paix, lui qui n’aspire qu’à une chose : qu’on la lui fiche, cette paix qu’il est (mal) payé pour garder. La garder de qui, de quoi, au juste ? Elle ne risque pas de prendre la fuite, on n’est pas en Irak ou en Syrie, encore moins en Palestine occupée, tout de même !
Le plus prestigieux dans cette profession, c’est gardien des Lieux saints, à La Mecque, bien sûr. Lui, il se faisait appeler roi d’Arabie jusqu’au jour où il s’est ravisé : « je suis plus qu’un roi, je suis le gardien, The Gardien par excellence. » Bon, je ne vais pas m’étendre sur ce sujet, sachons raison garder.

Je me contenterai des voitures, c’est prudent, reposant et lucratif, qui dit mieux ? J’arbore sur ma blouse bleue une sorte d’écusson qui n’en est pas un, tout juste une plaque de cuivre toujours bien astiquée, portant fièrement un numéro qui m’a été attribué par la municipalité, non pas pour services rendus, mais pour services à rendre, ce qui fait de moi le gardien de l’information, une sorte de CSA, si l’on veut. J’informe qui de droit (je ne vous en dirai pas plus) des potins du quartier. C’est mon côté concierge mobile, je fais les cent pas le long de la rue qui m’a été assignée, mon fief à moi tout seul, armé de mon bâton qui tient lieu d’uniforme boisé. Pour ne rien vous cacher, il ne sert à rien, ce gourdin maigrelet sauf qu’il me distingue des passants ordinaires, ceux qu’on appelle les piétons. Je ne les aime pas car à quoi servent-ils, ces bons à rien ? Pour moi, un sans voiture est un cul-de-jatte, sans plus.

Celui qui n’a pas de voiture n’est ni plus ni moins qu’un parasite. Les piétons, on devrait leur interdire de circuler sans vergogne dans la rue. Vous remarquerez qu’ils sont plus nombreux au beau milieu de la chaussée que le long des trottoirs. Pourquoi ? Cette question, il n’y a que les automobilistes pour la poser ! On se résigne au trottoir quand le macadam est encombré et qu’on s’y bouscule sans ménagement. Sans compter que le Nouveau-Tangérois n’a toujours pas appris à marcher dans la rue. C’est vous qui avez l’obligation, et de vérifier où vous mettez le pied à cause des innombrables crevasses et des détritus, et d’esquiver le péquenot-citadin qui vous fonce dessus en regardant une fois à droite, une fois à gauche, mais jamais devant, c’est-à-dire en face de vous. Sur les trottoirs de Tanger, le parcours du combattant ressemble à une promenade santé en comparaison des infortunés péripatéticiens. D’où le choix du bitume-sauveur, moins pénible mais plus risqué, vu la notoire incompétence de nos conducteurs, notamment les chauffeurs de taxi et les conducteurs de camions. La conduite automobile est le seul exercice dans lequel les professionnels sont d’une nullité supérieure à celle des chauffeurs du dimanche, lundi, mardi, et jours suivants.

C’est pas tout ça, il va bien falloir que je vous parle de mon métier à moi : gardien de voitures. Sans ça, vous allez l’oublier à force de digressions. Etrange profession qui n’est réglementée par aucun code du travail, où le client doit payer un service qu’il n’a pas demandé et dont il se serait amplement passé. Dans le fond, il n’y a aucune obligation de régler cette facture sans facture et non déductible d’impôt.

Avant, je me contentais d’un demi dirham et même de moins, mais les cours grimpent inexorablement. Aujourd’hui, il n’y a que les pingres qui donnent un misérable dirham, la plupart des clients me remettent de deux à trois dirhams, au bas mot. Une fois, un quidam m’a tendu une pièce de cinq : « t’as la monnaie ? » Et moi, dédaigneux, je lui réponds : « saches que cinq dirhams, c’est ça la monnaie. » Il a passé la première et a pris la fuite, penaud comme un resquilleur. J’ai bien précisé : « la première » parce qu’il n’a pas de boîte de vitesse automatique, ce minable. A présent qu’il a viré sa cuti, ce sera cinq dirhams toutes les prochaines fois. Et s’il rechigne, qu’il aille se garer et se faire gruger ailleurs. Le chaland juteux, c’est celui qui se met en double position. Quand j’en vois un, j’accours en salivant et lui, m’accueille comme si j’étais le Messie. Ce sera dix dirhams, je le sais et il le sait parce que je lui épargne une contravention qui irait chercher dans les cent dirhams T.T.C. en bakchich. Quand survient ce cas de figure pas si extrême, l’agent me refile la moitié de la dîme parce que j’ai tout vu de son manège. C’est fou ce que les gens paient en impôt de vin. Sans tous ces contribuables pirates, le nombre de chômeurs aurait explosé comme un kamikaze sunnite à la sortie d’une mosquée chiite un vendredi.

 Le gardien est un fouineur armé d’un féroce don d’ubiquité. Vous voyez la Clio bleu nuit, là-bas ? Eh bien, elle est conduite par une jeune femme, la cliente idéale ; elle se gare le même jour à la même heure, grimpe au même étage et réapparaît au bout de quarante-cinq minutes pile poil. J‘ai fait mon enquête, son hôte est un généreux célibataire proche de la sénilité, sans doute quelqu’un dont l’épouse est amortie depuis une bonne décennie et qui garde encore une dose d’énergie à déverser sur de la chair fraîche. Dès que je le vois, je lui fais courbettes et salamalecs à foison moyennant une rétribution qui sonne son carillon sur le trébuchet de ma cagnotte. Et ce n’est pas tout : quand je fais mon rapport à l’officier de l’arrondissement (je ne vous dirai pas lequel), il me tapote affectueusement la joue et me confirme une fois de plus que mon agrément sera renouvelé : « pour ton grima, dounia hania ». Je gagne sur tous les tableaux et c’est ainsi que je m’enrichis lentement, sûrement, et le plus discrètement du monde. Je pourrais même me payer une voiture, mais je n’en ferai rien. Aucun rapace n’a vocation à devenir pigeon, Dieu m’en garde !

Nous nous souviendrons de cet humaniste, de ce fameux observateur de la société et de la vie marocaine qu’il décoda avec minutie, justesse, facétie et toujours avec bienveillance.

Vous nous manquerez Monsieur Akalay.

Paul Brichet


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