LE MONDE D’APRES. Sa « nature », optimiste et constructive, prend le dessus au moment de diagnostiquer la situation « sociétale » de la France confrontée à la pandémie du Covid-19. Le sociologue Serge Guérin n’élude certes pas les spectres qui défient la communauté, mais il veut retenir en priorité les enseignements à même, demain, d’éclore et de « profiter ». Profiter à une prise de conscience des dérives de notre époque ; à une nouvelle hiérarchisation de l’essentiel ; à la conscientisation écologique ; au dépeçage de la double tyrannie de la performance et de l’autonomie ; à la redéfinition d’objectifs responsables pour une mondialisation aujourd’hui ivre et dépossédée de sens ; à une relation renouvelée aux territoires et à la résurrection d’un Etat-providence repensé « avec les Français, et non plus pour les Français ». Et à recouvrer un peu de « l’humilité » que l’arrogance ou le scientisme ont chassé. Surtout, cet expert des sujets de santé et d’intergénération, espère que « l’événement coronavirus » révélera au plus grand nombre – et à la classe politique dirigeante – les trésors du « care », cette éthique de la sollicitude qui emmêle harmonieusement « soin de soi » et « soin de l’autre ». L’heure est de se tourner vers un « égoïsme solidaire ».
LA TRIBUNE – Ce moment si particulier de début de confinement, comment l’éprouvez-vous intimement, comment l’interprétez-vous intellectuellement ?
Serge Guérin : Je suis un « hyper-actif », en besoin et plaisir permanent d’interagir visuellement, verbalement, intellectuellement avec autrui ; le confinement n’est vraiment pas fait pour moi (rires) ! Pour l’heure, je demeure très occupé – à échanger avec des proches, à résoudre des problèmes administratifs et techniques, à voir comment me rendre utile, à adapter les cours pour mes étudiants, à répondre aux journalistes, etc. Mais plus tard ? Si cette réclusion perdure ? L’inquiétude personnelle du moment se concentre essentiellement sur la vulnérabilité de certains de mes proches, de santé fragile et que je ne peux accompagner physiquement. L’inquiétude plus générale est proportionnée à la dimension de la déflagration : dans quel état psychique, social et économie allons-nous sortir ?
Le dogme dominant, celui qui dicte nos comportements et modes de vie, est le mouvement. « Oser » avouer le plaisir ou les vertus des antonymes – silence, lenteur, immobilisme – est même suspect. Cette claustration forcée peut-elle permettre d’en réveiller et surtout faire connaître les trésors ?
A cet égard, et même si cela peut paraître anecdotique et même amusant, il faut souligner que celui qui nous impose – avec raison – de nous confiner dans l’immobilisme physique est un chef d’Etat qui, dans son comportement et son ADN politique, incarne comme personne le mouvement perpétuel et dont la formation politique a pour nom… En marche ! L’idéologie presque dictatoriale de l’action, du « bougisme » ainsi décrit par Pierre-André Taguieff, est balayée par son emblème le plus caricatural !
Indéniablement, et moi-même qui me reconnais pleinement dans les propriétés de l’action le concède, ce moment doit être une opportunité pour « regarder » les attributs du temps long, du temps lent, pour s’écouter et dialoguer autrement. L’écologie humaine globale questionne en profondeur ce sujet, y compris parce qu’elle nous expose une règle d’or : le rythme du temps conditionne l’état de fragilité. En d’autres termes, ralentir le rythme et adapter l’environnement réduit l’exposition à la fragilité, et bien sûr réciproquement.
« La vitesse et l’étendue vertigineuses de la propagation du virus résultent de la quasi instantanéité des échanges humains, de l’étourdissante mobilité humaine, de l’extrême densité humaine. Ce n’est pas le virus qui se déplace : ce sont les humains qui le déplacent, ce sont l’économie mondialisée et le culte de l’immédiateté qui le déplacent. »
A ce titre, les propriétés contagieuses du virus Covid-19 ne constituent-elles pas elles-mêmes une leçon ?
Absolument. Ce virus n’est pas aéroporté, il se transmet exclusivement par l’homme. La vitesse et l’étendue vertigineuses de sa propagation résultent de la quasi instantanéité des échanges humains, de l’étourdissante mobilité humaine, de l’extrême densité humaine.
Ce n’est pas le virus qui se déplace : ce sont les humains qui le déplacent, ce sont l’économie mondialisée et le culte de l’immédiateté qui le déplacent. Nous allons faire l’expérience que le ralentissement drastique du « temps physique » et l’imperméabilité des échanges humains, liés au confinement, sont le seul moyen d’endiguer la pandémie.
Cela nous change de la « dictature de l’urgence », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Gilles Finchelstein. Ce qui va à l’inverse absolu de l’idéologie dominante : « celui qui gagne est celui qui va le plus vite et s’adapte le plus vite ». Renversement de perspective instantané !
Dans son acception grecque (Krisis) ou latine (crisis), la crise est une ouverture aux possibles et aux issues les plus antithétiques. L' »état » de l’Etat français, l' »état » de la gouvernance internationale, mais aussi l' »état » des individus – dans leur individualité comme dans leur rapport à la collectivité – autorisent-ils un espoir ?
« L’espérance est un risque à prendre » : je fais mienne, cardinale, cette belle formule de Georges Bernanos. Le pessimisme, surtout lorsqu’il déborde de la rationalité et du fondement réaliste, est inutile. Et même contre-productif, comme s’y emploient les adeptes de la collapsologie. Difficile de construire une issue concrète et partagée à une crise sur le seul terreau de la désespérance.
Les slogans vides du type « indignez-vous » ne produisent pas de solutions, la désespérance est soeur du fatalisme et nie le sens. Or sans sens, sans vision de l’avenir souhaité et possible, point de possibilité de réveil.
Primo Levi l’a si bien écrit : entre le blanc et le noir, situés aux extrémités du spectre, existe un infini nuancier de gris. Dans les gris les plus sombres, la demande d’un régime plus autoritaire ; dans les gris foncés, les logiques et les mécanismes qui s’emploieront à « un retour comme avant » ; dans les gris clairs, fourmille une multitude de raisonnements, de prises de consciences, d’initiatives entrepreneuriales, associatives, communales, territoriales, individuelles qui explorent un autre avenir. Focalisons-nous sur leurs promoteurs.
La première épreuve à laquelle sont exposés les Français, cloîtrés dans l’intimité de leur foyer ou de leur solitude, est celle du rapport d' »eux à eux-mêmes ». Là aussi l’éventail des réactions est infini, certains périls sont redoutés – au sein des couples « déjà » déchirés, dans les foyers incompatibles avec la promiscuité, chez les personnes vulnérables aux addictions et aux violences physiques et sexuelles, etc. – ; le sociologue pronostique-t-il des faits saillants ?
Pour exemple, l’idée du président de la Région Hauts-de-France Xavier Bertrand de proposer aux personnes confinées de consulter par téléphone des psychiatres ou psychologues est une excellente approche excellente dans cette période. Un service qui devrait perdurer après la sortie de crise.
Se retrouver pour un temps indéterminé seul face à soi-même est une opportunité, dès lors que l’environnement affectif et matériel ne constitue pas un obstacle, dès lors aussi que l’on est personnellement, psychiquement, en condition de se mettre à nu. Nous ne disposons pas des mêmes capacités de ressourcement, d’une manière uniforme de gérer une circonstance déstabilisante.
La situation personnelle, sociale, familiale ou économique, peut jouer fortement, et se répercuter sur la façon de vivre ce confinement. Les couples en crise avant ont peu de chances de se porter mieux pendant. Il y a malheureusement à redouter effectivement une augmentation des dérapages, plus ou moins aigus et graves. Lorsqu’on ne supporte pas l’agitation de ses enfants ? Lorsque le dialogue est rompu avec sa compagne ou son compagnon ? Lorsque la consommation d’alcool expose à la violence ?
« Une multitude de raisonnements, de prises de consciences, d’initiatives entrepreneuriales, associatives, communales, territoriales, individuelles qui explorent un autre avenir, fourmille. Focalisons-nous sur leurs promoteurs. »
A contrario d’aucuns pronostiquent un effet « baby boom » d’ici neuf à dix mois. Ils omettent que le bondissement des naissances au lendemain de la guerre avait pour théâtre une re… naissance, pour scène une euphorie contagieuse…
Absolument. Comment vouloir enfanter lorsque le contexte est à ce point anxiogène et l’avenir aussi incertain ? Et puis, dans l’après-guerre, les moyens contraceptifs n’étaient pas ceux d’aujourd’hui. Sur ce plan, il faudra regarder l’évolution de deux indices : « baby-boom » et… « divorce boom » !
Chaque nouveau rapport d’études le confirme : l’ampleur des inégalités croit inexorablement au sein de la société française. Ce « moment » que nous subissons pourrait être de nature à les dégrader davantage encore. Ou au contraire – et alors à quelles conditions ? – à les réduire. Ces inégalités, un sujet les concentre et les symbolise : le lieu du confinement. Et les manifestations sont paradoxales, qui constituent autant de marqueurs singuliers…
C’est d’ailleurs un peu la revanche des gilets jaunes. Nombre d’entre eux vivent en zones rurales ou périurbaines, dans une maison modeste mais souvent pourvue d’un jardin, même petit. Le confinement dans de telles conditions peut sembler plus tolérable que l’exigu 2 pièces dans un beau quartier parisien.
Mais attention, c’est aussi du côté des gilets jaunes que l’on trouve le plus d’individus aujourd’hui sur le front : personnels de soin en premier lieu, mais travailleurs dans les magasins d’alimentation, professionnels de la sécurité, postiers…. et c’est du côté des mêmes gilets jaunes que le chômage frappe déjà et frappera le plus durement.
A l’autre bout de l’échelle sociale, le mouvement d’exode de Français plus privilégiés, nantis d’une résidence secondaire loin des villes, et qui pour certains ont déversé leur satisfaction prétentieuse sur les réseaux sociaux, exerce une sacrée violence symbolique. Sans compter les effets de leur invasion de territoires aux équipements de santé limités.
Et ce n’est pas seulement symbolique ; comment, par un effet boomerang, ne pas penser aux moins bien lotis, cloîtrés dans des espaces réduits ? Mais ces privilégiés font aussi l’épreuve du rejet, de la part des autochtones envers ces « citadins » qui viennent « potentiellement les infecter ». On voit aussi des jeunes, certes minoritaires, qui visiblement ne veulent pas jouer le jeu et se sentent parfaitement étranger à cette « guerre ». J’entends déjà dire que le « commun » domine dans cette période, mais je crois que la réalité est plus nuancée.
Si seulement, de cette expérience d’ostracisme subi, ils pouvaient tirer des enseignements quant à l’ostracisme exercé, celui par exemple qu’ils peuvent réserver aux migrants…
Partout il est question de « prendre soin ». Or jamais le fameux principe du « care », depuis longtemps négligé et même raillé – Martine Aubry, sèchement défaite lors des Primaires socialistes de 2012, lui avait consacré le substrat cardinal de son programme – n’avait été à ce point sollicité. Cette prise de conscience peut-elle dépasser le cadre des circonstances et être durable ?
C’est là un sujet majeur. Qu’est-ce que le care ? Une « éthique de la sollicitude », valorisant « le soin et l’attention à l’autre ». Or tout, aujourd’hui, est care. Que demande-t-on à la population, qu’exige-t-on d’elle ? De prendre soin d’elle-même pour prendre soin de l’autre… Le « prends soin de toi », qui fleurit dans nos conversations, dans la signature de nos textos, exprime une culture du care, une attention à l’autre qui est aussi une attention de soi.
… Mais l’enjeu véritable est de dépasser le soin de soi pour porter le soin à l’autre. Le care est altruisme, il n’est pas égotisme, et ses vertus humanistes et sociétales dépendent de sa faculté d’essaimer, de ramifier, d’unir…
Bien sûr. C’est pourquoi nous louons aujourd’hui l’ensemble de la communauté des soignants – au sens très large de son acception, puisqu’il faut y inclure tous les invisibles : personnels de santé et de soin, volontaires, réserve sanitaire, administratifs, accompagnants au domicile qui forment la longue chaîne du care.
Je n’oublie surtout pas les aidants d’un proche qui sont encore plus isolés aujourd’hui. Ces soldats du front risquent pour eux-mêmes afin de nous venir en aide ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il est si important de respecter les consignes de confinement, car de leur stricte application dépendent les conditions dans lesquelles ils vont pouvoir exercer leur mission.
Le confinement est une illustration du vœu du care, et aussi de cette interdépendance liant le soin de soi au soin de l’autre : en prenant soin de moi, je limite la propagation du virus et donc participe à prendre soin d’autrui. C’est bien la notion de « soin mutuel » qui est un levier majeur du care. Si la conscience que nous avons du virus nous permet de prendre conscience de cette absolue interaction, peut-être que cette conscience nouvelle du care perdurera. Au mois dans une partie de la population.
» Le mouvement d’exode des Français privilégiés, nantis d’une résidence secondaire loin des villes, et qui pour certains ont déversé leur satisfaction prétentieuse sur les réseaux sociaux, exerce une sacrée violence symbolique «
Chacun, aujourd’hui, est imparablement confronté à la conscience de sa vulnérabilité personnelle. Dans ce champ aussi, il est à espérer que cette introspection diffuse une conscience universelle de la vulnérabilité. Jusqu’à remettre en question quelques principes a priori invincibles : réussite, conquête, succès, compétition… ?
… et aussi : performance et autonomie. Cette double doctrine, si hégémonique, est défaite. Nous découvrons que nous sommes incroyablement dépendants – en premier lieu des soignants, mais aussi du comportement de chaque « autre » -, et la performance est désormais l’immobilisme, la réclusion.
Les fondements de l’idéologie dominante sont totalement inversés, nous assistons à une formidable révolution. C’est la question de la conscience de l’autre, du don, dont Mauss a montré l’aspect essentiel dans la relation humaine.
C’est le « nous sommes » de Camus : « j’ai besoin des autres qui ont besoin de moi », écrit-il dans L’Homme révolté. Une de mes filles m’a fait relire L’Entraide de Kropotkine qui évoquait le plaisir de pratiquer le soin mutuel.
Mais attention, tout cela s’applique au moment présent, et ne concerne qu’une partie de la société française.
A long terme, c’est-à-dire au-delà de la crise, peut-on donc penser que cet électrochoc modifiera la considération de la société et des gouvernants pour les notions mêmes de fragilité et de vulnérabilité ?
Il est trop tôt pour l’affirmer. Deux réflexes peuvent dominer. Le premier consiste à revenir très vite à ses habitudes. Le second serait que le choc issu de la pandémie produise une sorte d' »égoïsme solidaire » tel que je qualifie le care – « j’ai tout intérêt que la société prenne en compte toutes les formes de fragilité puisque celles-ci peuvent du jour au lendemain me frapper ». Dans ce cas, nous pourrions espérer une société différente.
» Le confinement est une illustration du vœu du care, et aussi de cette interdépendance liant le soin de soi au soin de l’autre : en prenant soin de moi, je limite la propagation du virus et donc participe à prendre soin d’autrui. «
Imaginons l’hypothèse, funeste, d’une implosion de l’organisation et des services de soins, d’une déflagration humaine frappant malades et soignants, victimes communes d’une dégradation du système de santé depuis longtemps dénoncée. Quelle sanction politique, Emmanuel Macron et Edouard Philippe pourraient-ils essuyer ?
Voilà un an que les personnels des hôpitaux publics alertent les gouvernants sur leur situation, catastrophique. Qu’il s’agisse de rémunération, de ressources humaines, de moyens financiers, de conditions de travail, le cri d’alarme n’a cessé de retentir, pour des résultats très en-deçà des besoins. Aujourd’hui, et alors que la pandémie va mettre davantage en lumière ces tensions extrêmes, il n’est pas imaginable que des mesures à la hauteur de la gravité ne seront pas prises une fois la crise passée.
Sera-ce suffisant pour endiguer l’éruption ?
Certainement pas. A l’union nationale qui – heureusement – domine aujourd’hui succédera l’heure des enseignements. Et des comptes. La nation aura besoin d’un signal fort. Emmanuel Macron mué en chef de guerre peut sortir renforcé. Mais aussi très fragilisé par sa gestion comme par sa posture et par la situation économique qui menace d’être catastrophique. Aucun scénario n’est à exclure. Ni l’expression d’une attente pour un Etat fort et même autoritaire ; ni l’envie d’un changement profond de politique pour revenir à un Etat providence – une sorte de gaullisme social version XXIe siècle (et lesté d’un effroyable endettement) serait une possibilité. Reste une question centrale : qui pourra incarner un débouché politique ?
Les exemples d’actes de solidarité fleurissent, et d’aucuns de prophétiser le réveil du « sentiment de citoyenneté » au sein de la population. Est-ce crédible ? Réaliste à grande échelle ? Et surtout, là encore, durable ?
Les amortisseurs de la société sont composés du foisonnement permanent des initiatives de micro-solidarité. Elles témoignent qu’une société progresse par elle-même et non à partir des directives d’Etat. Mais elles font face à un redoutable adversaire : la tentation du repli, de se recroqueviller, de se claquemurer. Là encore s’impose le nuancier des gris cher à Primo Levi…
Il est un domaine, en revanche, où ce « sentiment de citoyenneté » pourrait se manifester de manière spectaculaire : la confiance en la science. On le sait, celle-ci est en berne, et que la France, pourtant patrie de Pasteur, trône au sommet des pays les plus rétifs aux vaccinations en est un symptôme. Qui aujourd’hui oserait refuser un vaccin contre le covid-19 ? Personne ou presque…
A l’union nationale qui – heureusement – domine aujourd’hui succédera l’heure des enseignements. Et des comptes. La nation aura besoin d’un signal fort
… Or, existe-t-il plus fort symbole de la double conscience du soin pour soi et du soin pour autrui que l’antidote ?
Que n’a-t-on pas lu ou écouté, également, d’aspirations à profiter de cette crise pour « changer son comportement », « changer son rapport à la consommation », « changer la hiérarchie de son essentiel et de son important », « changer son rapport aux autres », au final « révolutionner le logiciel libéral et capitaliste » qui régit le monde, notre rapport au monde, notre existence dans le monde. Cet archipel d’exhortations peut-il coaguler, composer une force unitaire, et porter concrètement un aggiornamento aussi ambitieux et disruptif ? Surtout pourra-t-il contenir le rouleau-compresseur marchand de nouveau lorsque germera la sortie de crise ?
Il est trop tôt pour mesurer l’ampleur des dégâts économiques, financiers, sociaux sur la planète, il est donc trop tôt pour estimer comment et dans quelle direction les principaux « dirigeants » de ce système – politiques, banques privées et banques centrales, organisations de gouvernance internationale, etc. – voudront et pourront le faire évoluer. Mais pour l’heure, là encore le pessimisme n’est pas de mise. Ne l’oublions pas : de tous les systèmes économiques qui ont régi le monde, le capitalisme – et son levier : l’économie de marché – est celui qui s’est toujours le mieux adapté.
Ce qui est assez prévisible est que l’Etat – avec certainement le soutien de grandes entreprises – devra investir fortement dans le secteur de la santé, aux plans de l’emploi comme des équipements. La question d’une relocalisation, au moins partielle, de la fabrication de médicaments et d’équipements sera aussi posée. L’affaire des « masques » laissera des traces.
Ce retour possible à une forme de keynésianisme permettra aussi, je l’espère, d’invertir dans la transition écologique (par exemple sur l’habitat, aux fins d’améliorer la performance énergétique et de favoriser l’emploi auprès d’utilisateurs de plus en plus âgés. Ces actions, en plus, pourraient offrir des débouchés autant à des fleurons français de l’industrie qu’à des artisans et des PME.
Il est donc « trop tôt », mais ne peut-on pas d’ores et déjà pronostiquer que la conscientisation écologique pourrait s’enraciner plus profondément et plus durablement, jusqu’à peser de manière substantielle et… durable sur les futurs rapports de force économiques, financiers et politiques ?
Cette direction devra faire la preuve que les intérêts économiques et financiers, pierre angulaire du système capitaliste, ne sont pas affaiblis par l’intérêt sociétal, environnemental, social, tout simplement humaniste auquel notre renaissance, demain, aspirera plus que jamais. Peut-on inventer une « économie sociale et responsable de marché » ?
Dans une (très belle) tribune publiée dans Libération (20 mars) et titrée « Coronavirus : le soin n’est pas la guerre », Pascale Molinier, professeure de psychologie sociale à l’Université Sorbonne – Paris Nord, fustige le diktat des chiffres – « n’en déplaise à la technocratie, ils ne nous parlent pas, au mieux ils nous effraient, nous risquons de leur être plus que jamais arraisonnés quand, pour nous sentir concernés et grandir en responsabilité, nous aurions besoin de récits qui nous ramènent à la vie » – pour mieux mettre en lumière « l’inestimable » travail des soignants, « au sens où n’étant pas inscrit dans la performance technique ou la compétitivité, il ne se mesure pas, en même temps qu’il est ce qui compte le plus ». L’épreuve que nous traversons met en lumière la valeur des taches non chiffrables, non marchandes, pourtant les plus essentielles, les plus contributives aux besoins d’humanité et donc à l’Humanité elle-même. Que peut-il rester de cette prise de conscience collective ? Peut-il nous aider, collectivement, à redéfinir ce « fait bien commun » ?
C’est le pari de Pascal ! Tentons-le. Le virus, comme le réchauffement climatique, crée du commun au sens où chacun, quelle que soit sa position sociale, peut être touché. Même si les plus riches s’en sortent bien mieux que les autres. Toute l’histoire des épidémies a montré que les dégâts (parfois avec plus de 50% de mortalité) étaient très largement centrés sur les plus fragiles. Par ailleurs, si 80% de la population se sent confinée, et, après un moment de flottement, concernée par le virus, il demeure des minorités qui ne partagent toujours pas ce souci du commun. Mais, il est possible, comme le montrent les applaudissements quotidiens à 20 heures pour les « héros du soin », qu’une prise de conscience prenne forme. « Il arrive que les décors s’écroulent », écrivait Camus.
Gageons et espérons que le diktat du moindre coût, qui a régi jusqu’à présent les flux de la mondialisation et la cartographie des sites de productions, ne sera plus hégémonique
L’organisation et le fonctionnement – ou plutôt le déficit d’organisation et les dysfonctionnements – de la mondialisation sont dès maintenant sur le gril. La « démondialisation », ou plus précisément les contours d’une « autre » mondialisation, sont en débat. Focalisons-nous sur deux chapitres : la proximité et les frontières. Demain pourrait-il être vraiment différent d’aujourd’hui ?
De découvrir l’impressionnante dépendance de la France envers la Chine en matière de production de médicaments a constitué un véritable électrochoc. Comment l’un des bastions mondiaux de la recherche dans l’ensemble des sciences médicales a-t-il pu ainsi se laisser menotter à une industrie située à l’autre bout du globe et elle-même si vulnérable ? Le diktat du moindre coût, qui a régi jusqu’à présent les flux de la mondialisation et la cartographie des sites de productions, ne devrait plus être hégémonique. La démondialisation avait déjà commencé, on peut espérer que la crise actuelle va l’accélérer.
Sans doute en effet allons-nous plébisciter les circuits courts, les logiques de proximité, y compris à l’égard des commerçants ; les boulangeries, les petits supermarchés, les regroupements de producteurs « bio » soutiennent aujourd’hui notre besoin de consommation ; nul doute que nous saurons nous en souvenir plus tard, et que ce réflexe servira les autres types de commerces de quartier.
Quant à la relation au territoire, nous (re)découvrons que le centre névralgique de notre existence quotidienne est la commune. Là est concentré notre lieu de vie. Et nous devons protéger notre périmètre de bien-être où nous nous sentons en sécurité. La problématique des frontières va être questionnée par beaucoup. Après tout, nous fermons bien notre maison à clé ; pourquoi ne ferions-nous pas de même à nos frontières lorsque le danger point ?
Faut-il rappeler que cette même logique du « bien-être entre nous », du « bien-être confiné », du « bien-être protégé », charpente les thèses xénophobes, europhobes, sécessionnistes, nationalistes, qui font le succès du RN en France, de l’AfD en Allemagne, de Vox en Espagne, de la Ligue en Italie, du Fidesz en Hongrie, du FPO en Autriche ? Et ailleurs en Europe ? Marine Le Pen s’est saisie de « l’heureuse opportunité » du Covid-19 pour scander les « vertus » de la fermeture des frontières… Une digue, une clôture, un verrou si lourds de symboles idéologiques…
Je ne nie pas ce spectre. Mais la présence et le fonctionnement de frontières ne doivent pas signifier de facto le refus de l’autre. Tout dépend du sens que l’on place dans l’édification desdites frontières, et pour cela des conditions de passage d’une frontière à l’autre.
Pourquoi ne considérerait-on pas que se sentir « bien chez soi » permet de mieux accepter l’accueil des autres, à des conditions connues de tous et qui sont respectueuses des principes humains élémentaires ? N’est-ce pas d’avoir nié cette réalité, n’est-ce pas d’avoir négligé ou même méprisé le besoin des individus de maîtriser leur périmètre d’existence, qui a répandu la peur et donc le rejet des « autres » ?
Deux de vos domaines spécifiques de recherche sont les relations intergénérationnelles et la santé. La situation des aînés, auxquels tout contact avec leurs enfants et petits-enfants a été décrété avant le confinement, est particulièrement aiguë. Au-delà, quelles conséquences sociologiques cette rupture de lien fait-elle peser ?
Au sujet du « bien vieillir », la qualité, la régularité, la douceur du « lien » humain contribuent de manière capitale. L’être humain est un être humain social, et le priver brutalement de lien est insupportable. Les aînés, déjà dans la souffrance – physique, psychique, liée à leur déclin ou à leur solitude -, sont les premières victimes, et cela pas seulement parce qu’ils sont les plus exposés à la mort.
Peut-on imaginer ce qu’ils éprouvent, au fond d’eux-mêmes, conscients qu’ils ne reverront peut-être plus leurs proches ? Ce qu’ils ressentent aussi parce que l’implication des aides, accompagnants, bénévoles qui leur apportent un peu d’humanité, elle aussi se raréfie ?
La situation que nous traversons aura eu toutefois un mérite : celui, comme ce fut le cas lors de la canicule de 2003 qui les avait décimés, de nous inviter à leur porter attention et compassion. Peut-être, au moins le temps de cette tragédie, aurons-nous un peu plus de considération pour eux, et aussi nous estimerons-nous un peu plus responsables à leur égard. D’ailleurs, nombre d’initiatives « technologiques » (Skype, téléphone Face time, internet) sont mobilisées pour maintenir un lien entre les générations.
Au Royaume-Uni notamment, comme peut le laisser penser la stratégie adoptée au début par le Premier ministre Boris Johnson, mais aussi dans le débat public, des voix se sont entendre pour légitimer le principe de « sélection naturelle » – un détournement du darwinisme -, qui serait à mettre en perspective du développement exponentiel de la démographie mondiale. Et de convoquer l’histoire, rythmée par des pandémies qui ont régulé « naturellement » les populations. Est-ce audible ? Un tel débat est-il éthiquement tolérable ?
Vous évoquez Darwin, j’ai retrouvé très récemment dans un ouvrage d’entretien que vous avez réalisé avec le paléoanthropologue Pascal Picq [Une époque formidable, 2019, L’Aube], le principe de « descendance avec modification », plus riche que cette notion de « sélection »… Démographes, économistes, sociologues, scientifiques sont questionnés. Il y a une trentaine d’années, les plus de 75 ans étaient quasi absents de l’espace et donc du débat publics, quasi absents aussi des enjeux sociétaux et économiques. Or aujourd’hui, ils sont 6 millions en France, et cristallisent nombre d’enjeux majeurs : tourisme, consommation, santé… En 2021, les premiers « babyboomers » rejoindront cette classe d’âge, qu’on estime au-delà des 12 millions d’âmes en 2060.
Voilà pour le « petit prisme » des « aînés français » ; mais que dire de la démographie planétaire dans son exhaustivité ? Jusqu’où va-t-elle poursuivre son essor ? Entretenir la nécessité productiviste ? Consommer les ressources naturelles ? Même de l’ordre du symbole, d’aucuns regardent le virus Covid-19 s’étendre tel une revanche de la nature sur une espèce humaine qui l’asservit sans retenue, l’exploite sans considération, la maltraite éhontément.
Une revanche, mais aussi un rappel à l’ordre à l’égard des scientistes, prométhéens et autres transhumanistes que l’arrogance et la vanité rend assoiffés de ne pas vieillir, et même de ne pas mourir. Donc oui, ce débat est extrêmement sensible, il convoque des opinions antagonistes, il est éthiquement très délicat, mais il mérite de ne pas être esquivé.
Le modèle social à reconstruire devra être repensé avec les Français, et non plus pour les Français, il devra avoir pour substrat : « Français, je vous fais confiance »
Chaque jour davantage le terme refait surface – y compris lorsqu’est évoqué, jusque dans l’Allemagne d’Angela Merkel, le recours aux nationalisations d’entreprises stratégiques qui vacillent -, Emmanuel Macron lui-même y a fait référence : l’heure est au retour de l’Etat-providence. Mais sous quelle forme est-il possible de ou faut-il le réinitialiser ? Les Français d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes qu’hier, leurs aspirations, leurs dispositions, leurs facultés – par exemple d’autonomie – diffèrent, la société a évolué parallèlement aux bouleversements technologiques, communicationnels, spatiaux, temporels, et donc au déclin progressif de l’Etat-providence ; si cette dernière ressuscite, elle devra s’ajuster aux comportements, aux raisonnements, aux exigences nouveaux…
D’écouter, de la bouche d’un chef de l’Etat en tous points hostile à l’Etat-providence, l’absolue nécessité de le relancer… quelle rupture idéologique en effet ! Reste toutefois des limites à cette régénérescence, qui d’ailleurs font la distinction d’avec les périodes de prospérité : le niveau de la dette publique. Elle était déjà colossale, elle deviendra abyssale. Sans doute l’Etat devra-t-il se concentrer sur une poignée de disciplines régaliennes : la santé, la sécurité, l’éducation, l’économie, la justice…
Le modèle social à reconstruire devra composer avec cette réalité, avec aussi celle à laquelle vous faites référence : les volontés et les besoins des Français. En d’autres termes, ce modèle social devra être repensé avec les Français, et non plus pour les Français, il devra avoir pour substrat : « Français, je vous fais confiance ». Ce qui imposera de décentraliser, de solliciter de nouveau – enfin ?! – les corps intermédiaires. De voir aussi comment chacun d’entre nous peut contribuer à ce modèle renouvelé…
… et sans doute aussi de réinventer l’architecture de la démocratie. Laquelle devra intégrer l’aspiration et la capacité citoyennes à « agir en responsabilité »…
C’est indéniable. L’initiative du chef de l’Etat, de la Convention citoyenne pour le climat à laquelle participent 150 Français – nécessairement en sommeil aujourd’hui – va dans ce sens. Les réflexions devront tenir compte des contributions, déterminantes, issues des territoires et en premier lieu des communes, elles devront faire la part belle non pas à la démocratie participative mais à une démocratie représentative intégrant les dispositions des citoyens à exercer des tâches en responsabilité.
Le chef de l’Etat l’a affirmé lors de son allocution du 16 mars annonçant le confinement. « Lorsque nous serons sortis vainqueurs [de la guerre contre le coronavirus], le jour d’après ce ne sera pas un retour aux jours d’avant » (…). « Cette période nous aura beaucoup appris. Beaucoup de certitudes, de convictions sont balayées, (…). Nous aurons appris et je saurai aussi avec vous en tirer toutes les conséquences (…). Hissons-nous individuellement et collectivement à la hauteur du moment ». En résumé, comment imaginez-vous et comment espérez-vous que prenne forme ce « jour d’après » ?
Un mot surgit spontanément, qui résume mon vœu : humilité. Oui, cette épreuve est une exhortation à être humble, elle est un appel à « nous » considérer avec immense modestie. La planète est déstabilisée, ébranlée, dévastée par un « simple » virus, ce qui doit nous rappeler à notre juste taille, à notre juste puissance, à notre juste pouvoir : peu. Ce qui, aussi, doit nous obliger à regarder la Terre non plus comme un simple espace d’exploitation et de consommation, mais comme notre mère et notre patrie commune.
Entretien entre Sergue Guérin et Denis Lafay de la Tribune-Auvergne Rhône-Alpes
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Serge Guérin est directeur du MSc « Directeur des établissements de santé », à l’Inseec Paris. Derniers livres parus : Les Quincados (Calmann-Lévy, 2019), et Médecines complémentaires et alternatives. Pour et Contre ? (Michalon, 2019).
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