- L’Economiste: Face aux horreurs du terrorisme, vous proposez de changer d’ère et de paradigme. Par quel moyen peut-on rompre avec les implications du choc des civilisations?
- Abdennour Bidar: Le choc des civilisations entre Islam et Occident est lié à des crises profondes, c’est-à-dire du fondement même des deux mondes. Du côté occidental, le sacré s’est dilué dans le relativisme des opinions, dans le matérialisme, et les grands idéaux de la modernité, qui ont servi pendant deux siècles de substitution au religieux. Du côté musulman, le sacré religieux s’est à l’inverse complètement solidifié, figé, dans une sous culture religieuse complètement stéréotypée, réduite le plus souvent à la mécanique de l’obéissance à la «sharia», aux traditions, au dogme. Et pour l’heure, toutes les aspirations de la jeunesse, notamment à un rapport plus libre au religieux, sont durablement contrariées par le poids du conservatisme. - Vous avez publié une tribune suite aux attentats de janvier à Paris. Quels sont les messages que vous vouliez véhiculer par rapport à cet événement tragique?
- Ces attentats doivent conduire la société française à entrer d’urgence dans une nouvelle ère par rapport à ses musulmans. Il faut en finir avec les amalgames qui font de l’islam, par essence, une religion intolérante, et qui font de tout individu de culture musulmane un être suspecté a priori de pratiquer une religion obscurantiste. Il faut que la France prenne confiance en sa composante musulmane et l’accepte pleinement. Inversement, il faut que du côté musulman, on en finisse avec le néoconservatisme qui bascule dans l’intégrisme religieux et qui refuse tout discours critique sur l’islam. Or, c’est une spiritualité qui a besoin aujourd’hui d’une réforme de fond. - A côté d’autres penseurs, vous vous interrogez sur les causes qui ont poussé les musulmans à en arriver là. Quelles sont, selon vous, les raisons de cette descente aux enfers?
- C’est le déni que quelque chose est malade dans une foi et une vision du monde qui n’ont pas bougé depuis des siècles. Beaucoup de musulmans se contentent de répéter avec nostalgie: tout ce qui se passe aujourd’hui, ce n’est pas l’islam que j’ai connu.. Mais où est-il aujourd’hui cet islam serein, pieux et discret, sage et puissant? Il faut avoir le courage de voir qu’il est trop souvent remplacé par la brutalité d’une religion basique, qui classe toute la vie de façon binaire en noir/blanc, halal/haram, et qui développe trop d’intolérance, de rigidité, sans parler de ses fantasmes de pouvoir politique.- Comment peut-on construire librement son rapport à l’islam dans des pays où religion et politique s’entremêlent?
- «La ikraha fi din», il n’y a pas de contrainte en religion. Comment une religion peut-elle donner autant d’ordres, imposer autant de comportements en matière de morale, voire de pratique, alors que le Coran, son propre texte sacré, est un appel à la liberté spirituelle? Dans beaucoup de pays musulmans, la conscience de l’individu est captive de trois pouvoirs conjugués. L’Etat autoritaire, des pouvoirs religieux qui énoncent la «sharia» en produisant des fatwas qui leur permettent de maintenir leur contrôle sur les masses, et un contrôle social, que Yadh ben Achour nomme une orthodoxie de masse. Résultat: la liberté personnelle en matière spirituelle reste difficile, sous surveillance.
- Pourquoi les musulmans de France n’arrivent-ils pas à être «assimilés» à la culture républicaine française, cimentée par un héritage judéo-chrétien?
- C’est un constat général. Il y a en France une réalité de l’intégration, et des millions de gens de culture musulmane parfaitement à l’aise avec toutes les dimensions de leur identité. Le discours de l’incapacité à s’intégrer est celui de l’extrême droite, qui voudrait faire croire que les musulmans sont définitivement une espèce à part. C’est évidemment ridicule.
- Vous interpellez les musulmans par rapport à leur relation avec la religion basée, selon vous, sur un rapport d’esclavage. Quel modèle prônez-vous?
- C’est à chacun de choisir le rapport qu’il doit avoir avec la pratique religieuse. Au lieu d’obéir mécaniquement aux dogmes transmis par la tradition, chacun est appelé à commencer par se demander quels sont ses besoins spirituels. On peut prier toute sa vie et ne pas progresser d’un centimètre sur le plan des qualités humaines, ni sur le plan intérieur de la connaissance de Dieu. Ai-je besoin de prier cinq fois par jour? Ai-je besoin plutôt de prendre au quotidien des moments de méditation? Voilà quelques unes des questions susceptibles d’aider chacun à remplacer une religion mécanique par une démarche plus personnelle, plus intelligente, qui concilie spiritualité et liberté.
Propos recueillis par
Mohamed Ali MRABI
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