La presse(1) s’est quelque peu émue, la semaine dernière, de l’envoi possible par les Etats-Unis dans les Etats baltes et dans certaines ex-démocraties populaires, Pologne, Roumanie, Bulgarie, Hongrie, d’armements lourds (chars de bataille, véhicules de combat d’infanterie, pièces d’artillerie). Il s’agirait de marquer la volonté des Etats-Unis d’être présents militairement dans ces pays au cas où cela deviendrait nécessaire. Trois jours plus tard – le 16 juin -, Vladimir Poutine promettait à ses généraux l’arrivée dans leur arsenal, avant la fin de l’année, de 40 nouveaux missiles balistiques intercontinentaux (ICBM), capables, dit-on, de déjouer tous les dispositifs anti-missiles existants. Du coup, on parle d’un retour de la guerre froide, de course aux armements, d’une dissuasion remise au goût du jour. A moins qu’il ne s’agisse, d’un côté comme de l’autre, d’une simple gesticulation politique, peu significative et sans grandes conséquences. Attention d’ailleurs aux articles conçus pour impressionner le peuple! La décision d’envoyer ces armes lourdes en Europe n’est pas prise et ne le sera peut-être jamais. Pour sa part, le Pentagone a pris le soin de parler d’un projet. A Washington, les responsables militaires n’ont pas coutume d’annoncer haut et fort ce qu’ils entendent proposer à leur président. Tout se passe en réalité comme si Barack Obama avait choisi de prévenir indirectement le monde de l’existence d’un plan de renfort pour l’Europe de l’Est mais sans avoir vraiment l’intention de l’exécuter.
Les matériels américains dont il est question seraient «prépositionnés» de manière à pouvoir équiper les G.I.(2) le jour où la mise sur pied effective de leurs unités serait décidée. L’avantage d’un tel système, déjà utilisé à grande échelle pendant la guerre froide, permet de gagner du temps et d’économiser de l’argent. Les soldats demeurent sur le sol national, prêts en cas de besoin et sur court préavis (24 heures) à être aérotransportés sur le théâtre des opérations sans avoir à se soucier de leurs matériels lourds déjà en place. La méthode coûte beaucoup moins cher qu’un déploiement de longue durée à l’étranger des militaires et de leurs familles.
La fermeté à reculons
Dans les années 1980, 330.000 soldats américains étaient encore stationnés en Europe. Le coût avait fini par devenir exorbitant. D’où la mise en place à l’avance des matériels suffisants pour équiper, dès la fin des années 1970, trois divisions, un régiment de cavalerie blindée, des unités logistiques et médicales… et quatre-vingt-quatre formations de soutien non endivisionnées. Le stockage de ces armes lourdes s’effectuait dans plusieurs centaines de sites, relevant de quatre pays, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Italie. Comme il fallait aussi maintenir les matériels en condition opérationnelle, 4.000 personnels, américains et locaux, étaient installés à demeure pour remplir cette indispensable mission(3).
L’actuel projet du Pentagone est plus modeste. Il s’agirait de positionner de quoi armer de 3.000 à 5.000 hommes, soit l’équivalent de ce que le Pentagone avait décidé de stocker au Koweït, après la guerre du Golfe (1990-1991). Chaque Etat balte, Estonie, Lettonie, Lituanie, accueillerait une compagnie d’infanterie mécanisée à 150 hommes, et les quatre Etats d’Europe de l’Est concernés, chacun un bataillon(4), fort de 750 G.I. Soit, au total, l’équivalent d’une brigade blindée, avec 1.200 véhicules de tout type, dont 250 chars M1-A2, 600 véhicules de combat d’infanterie Bradley, des obusiers automoteurs… Dans ces conditions, parler de course aux armements est évidemment excessif.
Car il n’est rien de commun entre les 40 missiles intercontinentaux russes dont a parlé Vladimir Poutine et «le stationnement de chars et de camions pour 5.000 hommes», comme le note Le Monde dans son éditorial du 22 juin(5). Ces missiles, au reste, ne sont pas précisément nouveaux. Ils font partie depuis 15 ans du plan de modernisation des forces nucléaires.
La Défense russe est d’ailleurs en retard sur ses objectifs. Alors pourquoi cette annonce? Camille Grand(6) la juge «à la fois habile et inquiétante»; elle est habile parce que cette façon de lier les deux dossiers laisse entendre que le propos russe est une réaction au projet américain de stationnement d’armes lourdes; elle est peut-être inquiétante dans la mesure où la déclaration de M. Poutine intervient après qu’il ait déjà agité plusieurs fois la menace nucléaire depuis l’annexion de la Crimée.
Reste à expliquer pourquoi la Maison Blanche s’est ainsi manifestée. Si Barack Obama donnait suite à ce projet, ce serait la première fois que les Etats-Unis positionneraient des matériels lourds chez ces nouveaux alliés qui firent partie de la zone d’influence soviétique. Le but serait alors de renforcer l’Otan et d’envoyer un message à la partie adverse pour afficher la détermination de l’Alliance à défendre ses Etats membres situés au plus près des frontières russes. Savoir si Vladimir Poutine peut être convaincu par la gesticulation américaine est une autre question. Les Etats-Unis ont imaginé trois moyens pour afficher leur détermination:
1.- Stationner des troupes en permanence sur le territoire des Etats considérés,
2.- Mettre en place par avance des matériels lourds,
3.- Annoncer qu’un tel projet existe. Le moins qu’on puisse en dire est que le troisième et nouveau procédé risque d’apparaître singulièrement timoré.
Mais peut-être M. Obama a-t-il raison! Car il était maladroit d’avoir donné l’impression à la Russie que les Etats-Unis, et l’Otan, leur bras armé, voulaient étendre leur domaine. Face à ce qui reste de l’URSS, et confronté à un chef d’Etat autoritaire, passablement mégalomane, soucieux de retrouver «la grandeur» passée de son pays, les manœuvres occidentales sont évidemment dangereuses. On peut comprendre dès lors l’extrême prudence du prix Nobel de la Paix 2009, sans pour autant approuver cette idée saugrenue qui consiste à vouloir se montrer ferme à reculons. Mieux vaut, après tout, s’en tenir aux réalités. Personne, aux Etats-Unis, en Europe, Russie comprise, ne désire recourir aux armes. Comme disent parfois les diplomates, les déclarations ou projets géostratégiques des uns et des autres, fussent-ils retranscrits exactement par les médias, ne sont que «paroles verbales», ils ne comptent guère. Le seul danger est qu’à Moscou, l’homme en place perde la raison, une hypothèse aujourd’hui heureusement sans fondement!
Le programme POMCUS
CE programme de mise en place préventive d’armes lourdes en Europe a été lancé en 1961 (POMCUS pour Prepositioned Organizational Materiel Configured to Unit Sets). Il existait quatre types de lieux de stockage, allant de parkings à l’air libre aux hangars sophistiqués, avec degré hygrométrique contrôlé. Ces derniers étaient au nombre de 117, dont 113 en République fédérale d’Allemagne, et quatre en Belgique. Dès la fin de la guerre froide, la plupart des aires de stockage ont été abandonnées, le matériel nécessaire pour équiper quelques brigades ayant été stocké sous bonne garde à proximité immédiate des rares unités US demeurées en Allemagne.
Aujourd’hui, le positionnement éventuel de matériels lourds dans 6 ou 7 des Etats proches de la Russie est considéré par Moscou comme une menace. Un communiqué du ministre russe de la Défense vient de souligner que «cette mise en place d’armes lourdes constituerait un signal agressif sans précédent depuis la fin de la guerre froide…».
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(1) A commencer par Eric Schmitt et Steven Lee Meyers, «U.S. Is Poised to Put Heavy Weaponry in Eastern Europe», The New York Times, 13 juin 2015.
(2) «Goverment Issue», sobriquet en forme d’auto-dérision pour désigner les soldats américains, production en quelque sorte du gouvernement des Etats-Unis.
(3) Cf. Mark Stout, warontherocks.com, «Prepositioning Combat Equipment in Europe? Been There, Done That», 20 juin 2015
(4) The New York Times, 13 juin, op. cit.
(5) Sylvie Kauffmann, «Veillée d’armes en Europe», Le Monde, 21-22 juin 2015.
(6) Directeur de la Fondation pour la recherche stratégique, Paris.
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